16 mars 2021

Bénévoler sans y laisser des plumes

Par allumefeu

Connaissez-vous l’origine du “burn-out” ? Ce phénomène a d’abord été observé chez les travailleurs sociaux à New York dans les années 80. Leur travail, porteur de sens, attirait une population prête à se donner “sans compter”, à “se dépenser sans attendre de récompense” autre que celle de faire le bien. Une population, donc, prête à s’investir fortement pour ses valeurs.


Oui mais. Au bout de quelques mois, quelques années, la flamme qui animait tant les bénévoles et travailleurs précaires au début de leur mission s’éteignait. Et ceux-ci étaient de moins en moins performants, de moins en moins présents, comptaient leurs heures. Ils étaient heurtés à la permanence de la misère, à un constat simple : leur travail ne changeait finalement pas grand-chose, ils ne servaient à rien. Du moins, ils en avaient le sentiment.

Quarante ans plus tard, le terme burn out a dépassé les limbes du jargon de la médecine et de la psychologie du travail, pour faire son arrivée dans le langage courant. On l’utilise parfois à tort et à travers, mais sa prégnance dit quelque chose de notre rapport au travail.

Nous sommes épuisés.

Quand j’étais jeune cheftaine, encore lycéenne, le scoutisme m’exaltait. Je reprenais après de longues années de pause et cela donnait tellement de sens à ma vie. Retrouver mes jeannettes le week-end, les voir grandir, progresser, et la relation éducative que nous nouions était très valorisante. La confiance que les parents m’accordaient, alors que j’allais avoir 18 ans seulement quelques semaines avant le camp, me donnait aussi un sens aigu du devoir. Il ne fallait pas les décevoir. J’y consacrais des heures par semaine, j’en rêvais la nuit. Et puis le camp est arrivé, il a lui aussi été un grand moment de bonheur. Je suis devenue plus tard cheftaine d’unité, puis j’ai changé de tranche d’âge, d’association, pour enfin me retrouver “au national” de mon association.

J’ai remarqué que lorsque je faisais de l’animation salariée, j’étais moins investie, à la fin de ma journée, je ne restais pas, je ne m’investissais pas tant que ça dans les réunions (non payées) de préparation du projet pédagogique. À quoi bon puisque je ne suis de toute façon payée que 50 euros par jour, merci le CEE [Contrat d’Engagement Éducatif, un contrat de travail spécifique aux animateurs/animatrices et directeurs/directrices des accueils collectifs de mineurs] …  Par contre dans le scoutisme, le bénévolat était source d’accomplissement, je ne comptais donc pas mes heures. J’étais plus créative, pour un temps du moins.

Lorsque j’étais sur la fin de mon cheftennat, je commençais déjà à sentir cette perte de sens. Difficile de trouver ma place dans ma maîtrise, un lien moins fort avec les jeunes car mes études devenaient de plus en plus prenantes. Je passe alors “au national”, pensant que c’était le moyen de continuer un scoutisme compatible avec mes études qui prenaient de plus en plus de place dans ma vie.

Il est vrai que la première année a été passionnante. Les missions changeaient. Mais très vite j’ai vu l’envers de la médaille. L’attrait du “bbr” [Bleu-Blanc-Rouge, désigne le foulard tricolore que portent les membres des équipes nationales dans le scoutisme français] pousse les gens à consacrer un temps absolument fou au scoutisme. Ils se voient (peut-être à juste titre) comme la cheville ouvrière du mouvement, organisent des jamborees, écrivent des livres, font du plaidoyer, entretiennent des relations internationales… de véritables diplomates du scoutisme, pour certains. J’ai vu des gens extrêmement investis. Des personnes impressionnantes, mais parfois aussi des gens qui n’ont que le scoutisme dans leur vie. Des couples de scouts, qui travaillent puis passent tout leur temps libre aux scouts. Ou encore des salariés des scouts, qui ont en plus une mission bénévole qu’ils consacrent au mouvement pendant leur temps non-salarié.

On m’a dit en blaguant une fois : “dans une équipe nationale, il faut au moins un chômeur pour bien bosser les sujets de fond et un prof pour pouvoir faire des camps l’été”. Les gens sont donc bien conscients de l’investissement que demande le travail en équipe nationale.

Personnellement, je n’en étais plus capable. Je n’arrivais pas à enchaîner les 3 visios par semaine et 2 week-end par mois. Peu à peu, la flamme s’est éteinte, et je n’arrivais plus à effectuer les tâches les plus élémentaires. Je mets des semaines à répondre à un simple mail, bref : ça ne va plus.

Pire : tout commençait à m’agacer dans le mouvement. Je voyais tout ce qui ne va pas… alors certes, à force de tout critiquer, on ne fait plus rien, mais j’en arrive au constat que comme les travailleurs sociaux new-yorkais, je ne sers à rien. Peut-être que l’utopie scoute ne sert à rien non plus, et pourquoi passe-t-on des heures en réunion pour ne rien se dire ?

Un jour, j’appelle mon responsable. Je lui annonce que j’ai décidé de mettre fin à ma mission. C’est un soulagement immédiat. Il l’accepte et l’entend. Il ne m’a jamais mis la pression. Personne ne me l’a mise d’ailleurs. On se la met seul-e. Car depuis qu’on a 17 ans (voire avant), on donne. On a tellement envie de rendre ce qu’on nous a donné. Alors la pression, on se la met seul-e. Et puis on se dit que si on ne fait pas telle ou telle tâche, ça pèsera sur un autre bénévole.

Le prix du bénévolat

Être bénévole, ça coûte cher. Déjà, il faut prendre en compte le coût de l’entrée dans le bénévolat : il faut payer l’adhésion, parfois le camp, l’uniforme. Ce n’est pas évident pour tout le monde. Et il y a le coût du temps libre. Nous n’en avons pas tous autant et nous n’avons pas tous le loisir de le donner. La conséquence, c’est que le bénévolat attire majoritairement en France des retraité-e-s et des étudiant-e-s. Dans le scoutisme, c’est vrai, on a peu de retraité-e-s. On a beaucoup d’étudiant-e-s. Des gens qui peuvent donner de leur temps, et il faut le dire, ce sont souvent des gens plutôt aisés. Le bénévolat représente un coût, parce que c’est du travail gratuit. Ce qui pousse à donner, c’est, je crois, la reconnaissance. Le sentiment de servir à quelque chose, d’être utile, et de participer à quelque chose qui nous dépasse. Alors lorsque nous perdons ce sentiment de sens, c’est qu’il est temps de s’arrêter.

Questionnons le modèle du bénévolat

Le travail reste du travail, si utile et épanouissant soit-il. Comment peut-on justifier que parce que le travail nous apporte quelque chose, il peut être gratuit ? Passons-nous de l’éloge de la gratuité. Dépassons l’idée que seul le travail qui crée de la valeur quantifiable doit être payé.

Le travail bénévole, c’est important, c’est épanouissant, mais les frontières entre ce qu’on peut demander d’un bénévole et ce qu’on peut demander d’un salarié sont ténues. Par exemple, faire des papiers cadeaux à la chaîne toute une journée sans être payé, pour récolter une centaine d’euros pour partir repeindre (bénévolement) une école dans je ne sais quel pays à la place d’un peintre salarié (!), qu’est-ce que ça apporte ?

Le bénévolat, puisqu’il se passe de contrat, pousse les gens à donner sans compter pour des missions plus ou moins pertinentes, et c’est peut-être là le problème. Pour protéger les bénévoles de nos mouvements, pour s’assurer qu’ils ne se noient pas dans leur propre engagement, il faut absolument leur donner un cadre sécurisant, qui fixerait les conditions de leur engagement, et ce qu’ils en retirent.

En premier lieu, le bénévolat doit être gratuit pour celui-celle qui donne de son temps. C’est-à-dire qu’il doit prendre en compte à la fois tous les coûts d’entrée (et en particulier l’adhésion, l’uniforme, les transports pour aller bénévoler, la nourriture sur place, etc.) mais aussi, pourquoi pas, quantifier le prix de son temps ? Par ailleurs, nous noterons que le travail bénévole est exempt de cotisations sociales : les heures de camp n’apparaîtront pas au moment de compter les semestres de retraite, et notre système de sécurité sociale, qui est conçu sur une logique de droits ouverts pour les personnes qui cotisent, n’est donc pas ouvert aux bénévoles.

Bien sûr, nos associations de scoutisme auraient bien du mal à supporter de tels coûts, qui se répercuteraient sur les familles. Je ne dis pas que tout le monde doit être salarié, car comme je l’ai expliqué plus haut, nous n’avons pas le même rapport au travail salarié qu’au travail bénévole. Le travail bénévole doit par contre être encadré et le don de son temps doit être justement valorisé. Et cette réflexion sur le travail bénévole doit être permise à tous les niveaux de nos associations.

Enfin, méfions-nous des solutions qui viennent pallier ces problématiques sans vraiment les résoudre, telles que les services civiques. Avec ces contrats, inutile de rappeler que la précarité est organisée, le travail bénévole dévalorisé. Personne, pas même un jeune de bonne volonté, ne mérite qu’on estime à 500 euros la valeur de sa force de travail sur un mois.

Soyons raisonnables, et exigeants dans ce que nous proposons. Choyons nos bénévoles, assurons-nous qu’ils donnent sans se dépasser et sans se mettre en danger. Enfin, respectons la force de travail de nos camarades salariés en refusant de se substituer à leur travail. Rappelons, une fois n’est pas coutume, que les travaux d’illustration, de garde d’enfants, de ménage, de cuisine collective, de conception d’évènements, de moniteur de colo, … sont des travaux salariés. Or, je suis sûre que nous avons tous et toutes, dans nos carrières de scouts, effectué gratuitement au moins un de ces travaux. Réfléchissons à l’impact que cela peut avoir sur ces travailleurs, à la somme que cela peut représenter.


Dindon dérangée