4 octobre 2020

Conjurer le MALIN

Par allumefeu

Quoi de plus chic qu’un bel acronyme ? On s’imagine fort bien la fierté mal contenue du jeune cadre dynamique au moment où, comme par magie, les initiales des mots-clés qu’il a inscrit sur son paperboard forment à la verticale un autre mot, plus abstrait celui-là, un mot d’apparat qui semble tirer son aura d’une étrange arithmétique des lettres. Ce souci d’élégance somme toute assez artificiel devrait d’avance nous mettre la puce à l’oreille.

MALIN : Mesurable, Atteignable, Limité – pour ce qui est du I, on peut faire son petit marché : de l’Intelligent, de l’Intéressant ou bien de l’Identifiable, et Négociable. Le scoutisme s’est permis d’emprunter ce vocable au monde de l’entreprise – symptôme linguistique qui trahit sans doute l’omniprésence de l’imaginaire professionnel. Il sert à caractériser formellement les objectifs pertinents d’un projet, dans le cas qui nous concerne d’un projet pédagogique ou d’activité. Si vous avez prévu de faire apprendre par cœur à des jeunes de 8-11 ans trois dates historiques, alors votre objectif est très certainement MALIN. Si en revanche il vous a pris l’excentricité de tenter une série d’improvisations théâtrales avec vos jeunes, méfiez-vous, cela ne sonne pas MALIN.

Mais, quand on y songe, l’éducation, ce travail de longue haleine du jardinier patient qui jamais ne constate directement le fruit de ses efforts, a-t-il quoi que ce soit à voir avec le MALIN ? Le MALIN, lui, veut des cases à cocher, un rendu immédiat : il faut que l’impact de l’activité sur le jeune puisse être mesuré, qu’on puisse vérifier l’acquisition d’un savoir quantifiable. Le MALIN, c’est la prétention au contrôle absolu sur l’opération pédagogique. Mais l’éducateur•ice authentique sait que son matériau vivant n’a pas la plasticité docile que le bureaucrate planificateur souhaiterait lui prêter. Iel sait que son rôle n’est pas de transmettre des compétences évaluables, et il laisse volontiers la tâche ingrate de former des “capables”, c’est-à-dire des producteur•ice•s de valeur marchande, à cette antichambre du marché du travail qu’on appelle encore le système scolaire. Non, lui•elle n’attend rien en retour, pas même des résultats. Ce qu’iel cherche à communiquer, c’est plutôt un goût, une passion, une vocation peut-être ? – quelque chose pour lequel il n’existe en tout cas pas de baromètre.

Reprenons

Mesurable, donc, certainement pas.

Atteignable ? Doit-on vraiment sans cesse préjuger (le plus souvent en leur défaveur, soyons honnêtes) des capacités d’apprentissage de nos jeunes ? Doit-on s’interdire d’être surpris par leur curiosité – ou peut-être en a-t-on peur ? On ne s’étonnera pas alors de ce qu’elle semble leur faire défaut lorsque nous-mêmes lui faisons si mauvais accueil. L’ambition fondatrice de la démarche éducative, c’est à dire la confiance en l’intelligence d’autrui, semble parfois se cantonner à de beaux vœux pieux.

Limité, il n’y a pas grand chose à en dire, pour la simple raison que toute activité humaine est au moins limité par le temps et il n’est nul besoin d’acronyme sophistiqué pour nous rappeler une telle platitude.

Nous ne daignerons pas nous arrêter sur le I puisque lui-même ne sait pas quel mot au juste il désigne (je soupçonne l’auteur génial d’avoir tout bêtement manqué de voyelle).

Négociable : cela ne fait que sous-entendre ce que nous avions déjà compris, à savoir la conception rigoureusement prévisionnelle et quantitative du processus d’apprentissage.

Conclusion : bullshit. Au diable le MALIN.

Eli Rhamba