Imaginaire et engagement
Aux EEDF, quand je suis devenue respons (cheffe) de branche éclé·es (scouts/guides 11-15 ans), on m’a immédiatement dit : « tu vas voir, ça change des autres branches et avec eux, pas d’imaginaire ».
Sauf que pour moi, dans l’aventure scoute, l’imaginaire ou le merveilleux, c’est un des éléments principaux de ce qui me fait vibrer, ce qui met en lien les jeux que l’on fait, les activités à l’année et le camp d’été, de ce qui crée du sens et de la valeur même, voire de ce qui fait continuité d’une branche à l’autre.
Et alors qu’on me dit que je m’occupe d’un âge, où l’identité est en pleine construction, où l’appartenance à un groupe est centrale, où la perception de son corps, de sa famille, de son système de valeurs et de son environnement change, je trouve vraiment que rejeter la fiction est une ineptie. C’est non seulement un gâchis, mais ça veut dire aussi beaucoup sur la place qu’ont aujourd’hui les imaginaires dans nos groupes et nos activités.
J’ai toujours eu l’impression qu’il y avait deux positions majoritaires sur la pratique d’imaginaires. Ceux pour qui c’était un truc drôle qu’on pouvait prévoir entre adultes ou entre jeunes de plus de 15 ans parce qu’ils se prennent au jeu ; ou soit une activité pas super importante, mais qui fait plaisir aux plus jeunes, qui leur met des étoiles dans les yeux, et qui est de l’ordre du pur divertissement entre deux activités dites sérieuses. Or, pour moi, c’est absolument l’opposé de tout cela.
Déjà, il est important de repréciser ce que représente le scoutisme pour moi : ce n’est pas juste un centre aéré en pleine forêt divertissant où les enfants viennent s’amuser, ont droit à un joli conte avec une belle morale et puis dès le week-end fini, un retour à la réalité sans avoir à se préoccuper de rien jusqu’au prochain week-end.
Je sais que cette opinion n’est pas partagée par tous les groupes, ni au sein des mêmes mouvements, des mêmes pays, mais c’est ce que je défends : le scoutisme, c’est avant tout un engagement. Un engagement sur un groupe, sur des valeurs, sur des pratiques, sur des imaginaires collectifs. Car oui, pour moi, le scoutisme est un moyen de lutte, d’émancipation, de prise de conscience et de position, et l’imaginaire tant amoindri par certains est pour moi un outil.
Valeurs, représentations et imaginaires
Un outil, parce que, quand on produit un imaginaire, on ouvre une nouvelle porte, un nouveau champ des possibles, une troisième voie.
C’est en transportant tout un groupe dans un Cuba fictif à bord d’un bateau pirate commandé par une femme qu’on crée un nouvel imaginaire de ce que peut être une meneuse. C’est lorsqu’on fait un imaginaire magique où le grand mage est un jeune respons qu’on réaffirme que l’âge n’est pas obligatoirement lié à la sagesse. C’est quand on fait un groupe de fantaisie médiévale où les chefs de bande sont un couple gay qu’on réaffirme l’inclusivité et la normalisation de ce type de romances.
C’est quand on diversifie nos imaginaires en se plongeant dans des époques, des périodes, des endroits, en s’étant véritablement renseigné sur la réalité historique qu’on ne reproduit pas les clichés européocentrés et racistes.
Bref, c’est par l’imaginaire aussi que l’on apprend à communiquer les valeurs qui nous sont chères et qui nous renforcent. C’est en étant cohérent que l’on finira par avoir une société anti-raciste, anti-sexiste, anti-queerphobe, anti-âgiste, anti-validiste, et j’en passe. Le changement passe aussi par nos pratiques.
C’est aussi en ayant une éducation plurielle et diversifiée qu’on fera des petits pas vers le « monde meilleur » que l’on veut voir naître.
Fiction, projection et politisation
Un des éléments qui me tient tout autant à cœur, c’est le fait d’avoir un imaginaire non seulement léché et attractif, mais c’est qu’il soit aussi mené par des gens tellement motivés que cet univers fictionnel soit vraiment complexe et réaliste.
Je ne parle pas du fait d’avoir un débat de deux heures pour savoir si telle fée bleue, venue de Mars pour guider notre quête afin de défaire le terrible tyran local, a des pouvoirs magiques basés sur de vraies théories biologiques et quantiques, ou si c’est incohérent – de toute manière pour moi la théorie quantique se rapproche plus de la magie que de quelque chose de tangible. La question est plutôt: est-ce que je comprends le personnage, ses motivations, ses origines, ses combats, et donc est-ce que le monde qui m’est donné à voir est plausible. La suspension d’incrédulité marche en effet extrêmement bien sur moi, plus que sur d’autres de mes camarades, je l’avoue.
Un exemple concret de ce que j’avance : lors d’un week-end intermouvement local, nous avons eu une incroyable cheffe SGDF qui nous a fait voyager dans un univers steampunk dans lequel nous avions, à la fin du week-end, compris les tenants et aboutissants, soit via les jeux et les personnages rencontrés, soit via des éléments de décors tels qu’un magnifique faux-article de journal qui expliquait la lutte locale autour d’une mine de charbon et ses implications dans la fiction. C’est ce genre de détails qui m’ont tellement poussée, moi et mes camarades de jeu, à remettre en question le système capitalistique et totalitaire de ce monde pour finalement rejoindre le camp des égalitaristes à la fin de la quête.
Et là, mon exemple est politique parce que je l’ai explicitement développé au travers du vocabulaire militant, mais le propos n’est pas véritablement là.
Cet univers est politique non pas tant parce qu’il me donne spécifiquement à voir un univers qui tient debout, qui est différent du mien, et qui pourtant reflète étrangement bien certaines des problématiques que je vis au quotidien, mais surtout parce que cette politique de la fiction en miroir permet, à mon sens, de transposer des problèmes complexes en expériences étranges et merveilleuses qui permettent généralement de changer de perspective. Donner une vision du monde, c’est aussi le politiser.
Solaire et militant, le solarpunk comme fiction disruptive
Finalement, l’exemple que je vous ai donné au-dessus du steampunk est très sympathique, mais il s’ancre lui aussi dans certains problèmes que je vois avec nos imaginaires politiques (ou en tout cas avec ceux qui s’affirment franchement comme tels).
En effet, la suite d’univers dits « punk » sont généralement utilisés pour parler de problématiques actuelles (le capitalisme, le réchauffement climatique, les inégalités…).
Or, ces univers cyberpunk, steampunk, frostpunk… sont habituellement très efficaces quand il s’agit de parvenir à éveiller les consciences à un problème systémique précis, mais souvent manquent à offrir des alternatives pour pallier une problématique, voire changer les systèmes.
Ce défaitisme a pour objet de clore le débat – du moins au sein de l’imaginaire – sur un choix de type « détruire le monde ou vivre dedans ». Ce constat ne me satisfait guère, et après plusieurs discussions sur ces problématiques, j’ai découvert ce que certains appellent les « hopepunk », soit les univers plus utopistes, optimistes et idylliques.
Attention, cela ne veut en rien dire qu’ils ne sont pas politiques. Le solarpunk par exemple, est un univers dans lequel l’énergie solaire est devenue la principale source d’énergie, où l’humain et la nature se sont rapprochés et où le low-tech est venu s’implanter en masse.
Cet imaginaire a pour atout de rester politique en offrant un miroir inversé de nos sociétés capitalistes destructrices d’environnement, mais il permet aussi de mettre l’accent sur des solutions concrètes voulues par le groupe : l’inclusivité, la vie en communauté, la décroissance et autres valeurs que vous pourriez transposer dans vos imaginaires. C’est disruptif tout en apportant des opportunités de découvrir des alternatives au monde dans lequel nous vivons pour toujours l’améliorer. C’est ce même solarpunk que nous avons découvert il y a peu que nous allons tenter de mettre en pratique dans nos activités locales, affaire à suivre.
Finalement, l’imaginaire est à mon sens, un des outils les plus puissants que l’on puisse utiliser pour véhiculer des valeurs aux scouts. Non seulement c’est une manière directe de ce que l’on veut représenter et promouvoir nos valeurs dans des environnements forts en émotions et en sens, mais c’est aussi une manière de lancer des débats plus profonds que ce à quoi l’on pourrait s’attendre, et ce, à tout âge et sur n’importe quel sujet.
Quand vos jeunes ados se détournent des jeux à imaginaires, permettez leur d’adopter une posture plus cohérente et symbolique qui permet de mettre en adéquation la pratique de l’imaginaire de ses valeurs.
Émerillon