9 juin 2022

Ça a pété… et maintenant ?

Par allumefeu

Peut-être que certain.e.s s’en souviennent, le 10 mars 2021 (oui oui, il y a un an), un gros centre de stockage de données a pris feu près de Strasbourg. Pendant plusieurs jours l’intranet SGDF (là où sont enregistrées et stockées les données de la plupart des adhérent.e.s de l’association Scouts et Guides de France) n’a pas pu être utilisé. Pendant cette période de réparation du centre, les pratiques du scoutisme étaient nettement perturbées et même ralenties.

Cet incendie à Strasbourg a été l’étincelle qui a permis à ma colère contre les démarches administratives imposées au SGDF, d’exploser. Je parle ici depuis mon expérience en tant que jeune, puis cheffe dans un groupe de SGDF (pendant 2 ans). Ça m’a amené à me poser pleins de questions sur l’augmentation des tâches administratives dans ce mouvement.

Depuis quand a-t-on besoin d’autant d’encadrement administratif ?

Quand je parle de dossier de camp (dossier administratif qu’on doit remplir pour avoir le droit de partir en camp) à mon Papa, qui lui aussi a été scout (il y a fort fort fort longtemps), il ne comprend pas trop. Lui, il me parle des treks qu’il faisait en étant jeune, en montagne par jour de grand brouillard, par exemple. De ce que je comprends de ce qui se joue, c’est que l’on n’évolue plus dans les mêmes normes autour du risque. Comment on considère les risques aujourd’hui et comment on les considérait avant ?
C’est quoi les conséquences de ce changement de paradigme sur les risques, pour les bénévoles ? Et pour les jeunes et les familles ?

Ma première réponse, là comme ça, c’est que, touxtes, on passe davantage de temps derrière nos ordinateurs plutôt qu’à courir comme des fous dans la forêt.

  • Faire l’appel en début de réunion.
  • Cocher des cases sur l’intranet, pour confirmer ou infirmer la présence de tel ou tel louveteau et tel responsable.
  • Enregistrer les dates des réunions sur un calendrier sur l’intranet (en plus de les avoir déjà communiquées aux parents).
  • Déclarer le nombre d’heures de réunion, comme de réunions de préparation.
  • Réclamer les fiches sanitaires aux parents et aux enfants 3 fois par an.
  • Remplir un dossier de camp à partir de mars pour un camp en juillet/août.
  • Présenter une journée type avec des horaires précis à respecter.

Peut-être que ces tâches ne coûtent pas à une grande partie des personnes qui les font, mais moi, elles m’ont beaucoup agacée.

Toutes ces actions obligatoires m’ont fait penser à la théorie des bullshit jobs de David Graeber. Dans son bouquin (Bullshit jobs), il développe (entre autres) l’idée qu’une partie des gens exercent des boulots administratifs qui ne sont pas indispensables à la société. Ce qui est essentiel (selon lui, et pleins d’autres), c’est de manger, d’avoir un toit, d’être soigné.e etc.

Pour moi, cette théorie s’applique aussi aux activités du scoutisme. Ce qui est essentiel à mes yeux, c’est de jouer, de construire, de décider, etc., ensemble avec les louveteaux et les jeannettes (par exemple). Pas de passer des semaines à remplir un dossier de pièces et détails administratifs, et à devoir se faire aider parce que c’est tellement fastidieux que des jeunes chef.f.e.s ne peuvent pas s’en saisir seul.e.s.

Ces tâches pénibles volent de l’énergie à touxtes. Aux parents, qui doivent ramener les documents que les chef.f.e.s demandent plusieurs fois par an, aux enfants qui ont parfois la sensation d’être à l’école entouré.e.s d’un énième cadre très rigide, et aux chef.f.e.s qui perdent du temps à répondre aux exigences du mouvement, plutôt que de penser à des animations de folie et des imaginaires qui font grandir les jeunes.

Est-ce que cette protection administrative et juridique ne nuit pas au développement de certaines compétences/capacités des jeunes ?

En plus de faire perdre de l’énergie, qui pourrait servir ailleurs, le cadre juridique dans lequel s’inscrivent ces tâches administratives déclaratives ne permet pas aux chef.f.e.s de proposer une autre approche du campement, des raids et de la vie collective.

Dans le Guide Réglementaire du scoutisme français (notre petit livre rouge à nous), il y a, à mes yeux, des protections juridiques qui freinent le développement du vivre ensemble et du bon sens. Si bien, que cela fait perdre de vue certains objectifs et certaines valeurs pourtant portées par le mouvement et inscrites dans la pédagogie.

Parmi les propositions éducatives des SGDF, on trouve particulièrement les éléments de la méthode scoute suivants : l’apprentissage par l’action, le soutien adulte et la progression personnelle. Ces éléments sont restreints à divers moments, par exemple : il n’est pas possible d’autoriser les jeunes à faire du stop (peu importe leur âge, qu’iels aient 14 ou 16 ans).

Pour moi cela va à l’encontre de l’ambition des chef.f.e.s d’essayer de les aider à développer leur autonomisation, leur débrouillardise. En raid, après s’être perdu.e.s toute la journée et voyant la nuit arriver, il y en a pleins des jeunes qui ont eu recours au stop, sans pouvoir ensuite échanger sur leur expérience avec les chef.f.e.s. L’absence de cadre de confiance découle de l’interdit juridique. Interdire cette pratique ne permet pas aux chef.f.e.s d’établir un dialogue avec les jeunes sur les dangers et les avantages de l’auto-stop.

Ou bien, un autre exemple, les SGDF considèrent qu’il n’est pas autorisé de faire dormir les personnes assigné.e.s filles avec les personnes assigné.e.s garçons. Cette interprétation de la réglementation complexifie les rapports entre les genres et renforce une certaine binarité. D’un côté, cela fait comprendre aux jeunes que les échanges entre personnes hétérosexuelles ont donc beaucoup d’enjeux, tout en niant que les échanges entre personnes du même genre peuvent l’être tout autant. En plus, la mixité fait partie de la connaissance des autres, la compréhension des autres et donc favorise le vivre ensemble.

Sans nier l’utilité et la nécessité de certains outils numériques, comme l’intranet, il semblerait que l’on ait pu s’en passer.

Et du coup, pourquoi on réfléchirait pas, non pas à changer une énième fois l’interface, mais plutôt à repenser nos pratiques ? Parce que l’augmentation de l’administratif parmi les missions des chef.f.e.s ne me semble pas aller dans un sens intéressant à explorer.

Et de la même façon qu’un cadre juridique est indispensable, je trouve quand même important de signaler que les règles qui en découle, ne sont pas nécessairement en cohérence avec les objectifs éducatifs affichés.

Fripouille Moustachu