Interview exquise : Intermedes Robinson
On interview des gens qui font des choses qui nous intéressent, et à la fin, on demande une question à poser aux personnes que l’on interviewera la fois d’après. Cette fois, parole à Abdel, de l’association Intermedes Robinson.
C’est quoi, Intermedes Robinson?
C’est une association qui fait de la pédagogie sociale dans le nord de l’Essonne, notamment à Longjumeau et à Chilly-Mazarin. L’idée c’est d’aller dans des lieux, à la rencontre de personnes que nous on a identifiées comme ayant des besoins, et de vouloir transformer l’environnement lui-même, par le lien social. Concrètement, ça prend la forme d’ateliers de rue chaque semaine. Principalement à destination d’enfants de 6-13 ans, sachant qu’à travers elles/eux, il y a les familles, qui ont une place dans ce que l’on fait. On fait des ateliers d’éveil petite enfance, de jardinage, des jeux collectifs, des activités d’expression ou artistiques. Ensuite, on construit en groupe : en fonction de ce qu’il se passe, une troupe de danse, des vacances, etc.
C’est quoi la pédagogie sociale concrètement ?
Il n’y a pas de manuel de pédagogie sociale, ou de méthode à appliquer telle quelle. On utilise des pédagogies actives, bien sûr, notamment la pédagogie Freinet. Les piliers de notre pratique, c’est la régularité (a priori on revient chaque semaine et il n’y a pas de fin) et l’inconditionnalité. L’inconditionnalité, c’est d’accueillir tout le monde, mais c’est différent d’être “ouvert à tous”. C’est l’idée d’être activement ouvert aux personnes qui en ont le plus besoin, dans une logique d’aller-vers. On intervient principalement au pied d’immeubles, dans des hôtels sociaux et dans des bidonvilles.
Tu as fait du scoutisme aux EEDF, comment tu expliquerais la différence ?
La pédagogie sociale naît à peu près au même moment que le scoutisme, pour répondre globalement aux mêmes problématiques. La première à en parler c’est Helena Radlińska, une pédagogue en Pologne, qui est alors sous domination russe. Ce qu’elle construit, c’est une pédagogie de contre-attaque, à l’embrigadement dans les écoles notamment. L’intention politique n’est pas forcément la même que dans le scoutisme, même s’il y a en commun l’idée d’apprendre la vie collective, de se construire dans et par le groupe, et au moins à l’origine, de s’adresser aux classes populaires. Mais la particularité, c’est d’aller spécifiquement là où ça va mal. Les lieux où on intervient se définissent surtout par le fait que les autres n’y interviennent pas, et que les institutions n’y sont pas.
Qu’est-ce qui t’a fait quitter les éclés pour arriver dans cette association et y rester ?
J’ai été aux éclés de Morsang-sur-Orge entre 10 et 25 ans. Il y avait une sacrée mixité sociale, un partenariat pour que des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance soient aux éclés par exemple. Je croyais que c’était comme ça partout dans le mouvement scout, mais progressivement, j’ai découvert que l’idée d’être utile, cette idée sociale, elle était peu partagée, et même mal considérée. J’avais cette déception, et le fils du président Intermedes à l’époque était aîné dans le groupe quand j’étais respons. C’est comme ça que je suis entré à Intermedes.
Je me suis éloigné du scoutisme parce qu’il n’y avait pas de place pour l’idée de prendre soin des autres, et pas seulement ceux qui sont de ton cercle, de ta classe sociale. Les jamboree, c’est censé être un lieu de rencontres, c’est de l’entre-soi pas possible. A un moment, le cheminement ça a été que j’avais l’ambition de faire du social, que les éclés c’était pas le bon endroit pour ça, et que donc ça ne valait plus tout le temps que j’y mettais.
Là, je travaille sur Monique Hervo, une guide qui s’est installée dans un bidonville de Nanterre dans les années 50. Elle parle de sa découverte qu’il y a des bidonvilles en France : ça m’a fait penser que j’ai un peu découvert qu’il y avait des bidonvilles aujourd’hui en lisant le site d’Intermedes…
Au début, on disait les campements, ou les camps. Et ça n’allait pas, un camp moi j’imagine les patrouilles, la forêt, le feu. Maintenant on dit les bidonvilles, parce que c’est ce que c’est. J’y suis allé la première fois vers 2009-2010 : avant on travaillait avec des saisonnier·es, des tsiganes, qui se déplacent mais ne sont pas des populations migrantes. Dans les bidonvilles, ce sont des personnes migrantes économiques, souvent des rroms, qui subissent en outre un racisme énorme, et qui se regroupent pour pouvoir s’en sortir. Au début avec des caravanes, et puis elles s’abîment, alors ils construisent des cabanes. Pour moi, ça a été un choc : pas d’eau, pas d’électricité, des gens qui malgré tout essaient de mettre la crasse à distance, hors de leur lieu de vie.
Maintenant mon regard a un peu changé, je dirais que le bidonville n’est pas un problème réellement. Le problème c’est les expulsions : le bidonville est forcément illégal, on les expulse, et ça les force à être nomades. Les gens sont en migration permanente et contrainte, ce qui est extrêmement violent. Malgré tout, dans les bidonvilles, il y a une forme de communauté, il y a du lien. Attention, il y a évidemment des rapports de domination ou de la violence, mais les gens ne sont pas isolés comme en hôtel social. Les bidonvilles, si on donnait aux gens les moyens de vivre sur place, si on mettait l’eau, l’électricité, la gestion des déchets, ce ne serait pas la même chose.
Dans les années 60, ils définissent le bidonville comme une croisée entre du mal-logement et un traitement colonial des populations. Est-ce que ça te parle ?
Oui, cette idée de traitement colonial est parlante. Envers les rroms il y a un racisme d’Etat. Iels vivent dans une situation permanente d’exception à la règle : on organise le fait que ça n’est jamais la règle commune qui s’applique à elles/eux. Ce à quoi s’ajoute le fait d’être perpétuellement mésestimé·es, vu·es comme tricheur·euses ou profiteur·euses.
Est-ce que tu peux nous parler des refus de scolarisation, contre lesquels Intermedes se mobilise ?
Ce sont les mairies qui refusent de scolariser des enfants qui vivent en bidonvilles ou en hôtels sociaux sur leur commune, et concrètement ça concerne surtout les enfants rroms. La scolarisation, c’est pourtant un droit pour les enfants, et un devoir de l’Etat. La logique explicite c’est “vous savez, ces gens-là ne vont pas rester”. Mais comment vous le savez. “parce qu’on va les expulser”. C’est un cercle vicieux, ancré dans une idéologie : comme ils et elles seraient nomades, c’est ok de les expulser, tout comme c’est ok de détruire leurs cabanes, parce qu’ils ou elles iront ailleurs, pourquoi on se prendrait la tête.
On s’est beaucoup battu contre ça, on a sonné les cloches à toutes les institutions. Ça va un peu mieux aujourd’hui, même si on recrée d’autres barrières comme le refus à la cantine, ou uniquement au tarif plein. Toute la mesquinerie possible est déployée, et globalement, de droite comme de gauche, même s’il y a des évolutions, je connais aucune municipalité qui accueille bien les rroms.
C’est l’heure de la question d’Armell, qui a été interviewé lors du n° précédent : “quand tu agis avec des populations très précaires, comment tu fais pour que ton intervention crée de la force, et pas de la dépendance ?”
Nous on considère qu’une relation, c’est une dépendance. On ne veut pas éviter la dépendance, et on vise pas l’autonomie. L’autonomie, dans cette logique de justement, ne plus avoir de dépendance, à se brouiller seul·e, chacun·e sa merde, c’est très capitaliste. On préfère regarder nos dépendances multiples. La maladie des personnes précaires, c’est qu’elles n’ont pas assez de dépendances positives, que des dépendances négatives.
Aussi, la dépendance c’est pas un problème pour nous, parce qu’on s’en va pas. On n’a pas cette logique du travail social de l’Etat, avec un temps fini à consacrer à une personne. Le but n’est pas que les gens soient autonomes à la fin, vu qu’il n’y a pas de fin. Même si les gens partent, nous on reste. La dépendance, elle existe jusqu’à ce qu’elle n’ait plus lieu d’exister.
Dans ce cas, c’est quoi votre approche de l’émancipation ?
La capacité à s’enrichir en enrichissant les autres, à créer des dépendances positives justement : des relations qui ouvrent des perspectives, qui donnent plus de capacité à agir, plus de force. C’est la logique de la coopération de Freinet : accumuler les capacités pour faire quelque chose de plus grand. Entre l’autonomie et l’émancipation, la différence c’est est-ce que ce qu’on vise, c’est individuel, ou collectif.
Comment la question des relations égalitaires, ou de l’asymétrie, intervient dans votre réflexion ?
Pour nous la symétrie n’existe pas : forcément la relation est asymétrique, puisqu’on va vers elles/eux avec quelque chose que l’on a et qu’elles/ils n’ont pas. Ça ne veut pas dire pour autant que les gens n’ont pas une place à elles/eux, une considération égale. La question de l’horizontalité pour nous, c’est de donner le plus de clés possibles aux personnes, pas de vivre dans l’illusion qu’elles/ils n’ont pas de besoins. Et ça veut dire aussi que le nous et le elles/eux n’est pas figé : ça n’était pas le cas au début, mais aujourd’hui beaucoup de personnes d’Intermedes sont des personnes rencontrées dans les actions.
Propos recueillis par Maud