Comment les EEIF auraient pu virer à gauche en 1974
En 1974, plus de 100 responsables EI [Éclaireur·se·s Israélites] se sont constitué·e·s en Assemblée Générale révolutionnaire en vue de réaliser une démocratisation du mouvement et une réforme de ses orientations. Pour moi, qui me représentait les EEIF [Éclaireurs Éclaireuses Israélites de France] comme une association passablement immobiliste (il faut bien reconnaître que les EEIF d’aujourd’hui ne brillent pas par leur progressisme au sein du Scoutisme Français) et sans véritable dynamisme politique interne, la découverte de cet épisode dans L’histoire des EI d’Alain Michel fut une enthousiasmante surprise. Convaincu que cette histoire méritait davantage de notoriété qu’elle n’en avait, j’ai entrepris dans le présent article d’en faire un récit succinct et surtout de dégager ce qu’elle peut avoir d’instructif pour le militantisme en milieu scout.
Plantons le décor. Fin 73, juste avant qu’elles n’éclatent, de nombreuses tensions tiraillent déjà les EEIF de l’époque. On trouve encore mai 68 en écho dans les nouvelles générations de responsables, et plus largement, cette période voit se dérouler une transformation profonde de la jeunesse et de son rapport à la société, se traduisant dans le scoutisme français par le déclin du scoutisme traditionnel au profit de ce que le dossier préparatoire au Conseil National de 73 [aux EEIF, les Conseils Nationaux réunissent tous les trois ans l’ensemble des responsables pour décider des objectifs et des méthodes du mouvement] nomme expressément la « pédagogie de la liberté », c’est-à-dire une remise en cause des rapports hiérarchiques et des normes contraignantes dans le domaine de l’éducation et une nouvelle prise en considération de l’autonomie du·de la jeune. Bien entendu, aux EEIF, cette pédagogie divise. Pour simplifier, on trouve plutôt ses partisan·e·s parmi les responsables de la Branche Moyenne (qui encadrent les 11-15 ans) et ceux·celles de la Branche Perspective (qui encadrent les 16-17 ans), en moyenne plus jeunes, et ses détracteur·rice·s parmi les responsables de la Branche Cadette (qui encadrent les 8-11 ans), en moyenne plus âgé·e·s et avec un cadre plus rigide (ajoutons qu’il existe aussi des disparités géographiques). Un des grands sujets de désaccord entre ces deux camps est celui de la mixité filles-garçons. En effet, si la coéducation s’applique théoriquement aux EEIF depuis 1969, toutes les équipes d’animation ne l’interprètent pas forcément de la même manière (par exemple, dans le cas des tentes mixtes). On observe aussi un différend quant à la place du judaïsme aux EEIF, opposant les plus traditionalistes à ceux·celles qui le souhaitent moins réglementé, dans un mouvement qui revendique un pluralisme de vies juives. Enfin, la guerre de Kippour survenue en octobre 73 ravive la question de l’attitude des EEIF vis à vis d’Israël, les un·e·s défendant un soutien inconditionnel à l’État hébreu tandis que les autres ne le dispensent pas de critiques parfois sévères. Tout cela participe à la formation d’un clivage fort entre aile gauche et aile droite du mouvement. Celui-ci transparaît notamment dans l’hostilité que se portent mutuellement le CA [Conseil d’Administration] et plusieurs permanents nationaux (appartenant à l’aile gauche), les seconds cherchant à échapper au contrôle du premier et craignant sa censure dans les publications, dont certains articles affichent des positions politiques peu consensuelles. Pour ne rien arranger, le cinquantième anniversaire des EI de juillet 73 (au cours duquel certain·e·s sifflent les accents « antigauchistes » du discours de Denise Gamzon, une ancienne des EI) tourne au fiasco : les lieux doivent être évacués en vitesse suite à des pluies torrentielles, ce qui force l’annulation de toutes les activités prévues et le report du Conseil National qui était supposé suivre le rassemblement. Cela fait une très mauvaise publicité à l’administration nationale de l’association, à laquelle beaucoup font porter une faute logistique.
C’est donc dans cette ambiance générale orageuse qu’a lieu le Conseil National fin octobre au château d’Herbeys (dans les Alpes), où se rassemblent plus de 200 responsables. Les esprits s’échauffent au sein des commissions chargées de préparer les motions à soumettre au vote, et le samedi soir, lorsque tout le monde se réunit pour la grande discussion générale, de violents débats opposent les deux camps jusqu’à tard dans la nuit. Le lendemain, à l’AG [Assemblée Générale], pas moins de trente-six candidat·e·s (record battu) se présentent pour les 18 sièges à renouveler au CA. Les résultats de cette élection arrangent plutôt l’aile droite (histoire de donner le ton : le président du CA qui en ressort lit ostensiblement le journal Minute), mais le rapport moral est mis en minorité – signe que le conflit qui secoue l’association a atteint un niveau historique.
Les tensions persistent pendant quelques mois de façon plus ou moins latente (elles provoquent tout de même la démission du permanent Gilbert Dahan, en butte à l’animosité du CA, en mai 74), puis refont surface à l’été 74 à l’occasion des stages de formation qui se déroulent au Mont-Dore. À la faveur de la nuit, des anims se réunissent spontanément, et plusieurs fois de suite, pour discuter de sujets brûlants comme celui de la mixité. Ces agitations indisciplinées ne sont certainement pas pour plaire au CA ; il répond en renvoyant les permanent·e·s Roland Belhassen et Martine Chiche, sur lesquel·le·s il en fait retomber la responsabilité. Mais cette décision provoque une grande colère parmi de nombreux·ses anims, et le clivage entre les deux camps est attisé. On remarque ainsi un vif esprit de contestation et de confrontation à l’échelle locale, comme à Nice où le groupe local est au bord de la division, ou encore à Marseille où les anims tentent une véritable grève de l’animation pour faire réintégrer Roland et Martine, et menacent de ne plus reconnaître le CA. La gronde aboutit à l’organisation par des responsables de la Branche Moyenne et de la Branche Perspective d’une AG révolutionnaire à Paris, le 3 novembre 74, qui réunit plus d’une centaine d’EI. Se révoltant contre la verticalité du mouvement (on refuse par exemple le contrôle abusif de l’administration nationale sur l’organisation des camps ou les finances des groupes locaux) et constatant le fossé, de nature notamment générationnelle, qui les sépare des instances dirigeantes de l’association et d’une partie des cadres, ils·elles rédigent de nouveaux statuts associatifs qui prévoient un retour démocratique du pouvoir à la base et une limitation de celui du CA, et signent une motion décidant de destituer le CA existant par un vote, et au cas où il ne s’y soumettrait pas, de le considérer comme illégitime et d’en instituer un parallèle.
Dès lors, la possibilité d’une scission des EEIF est prise au sérieux. Le camp conservateur s’inquiète. Ainsi, à la réunion régionale de l’Est, au même mois de novembre, des parents expriment la crainte d’envoyer leurs enfants camper par « manque de confiance morale » envers les anims, et la région Est envisage de se passer de l’échelon national pour régler ce problème. Le CA, ayant pris connaissance de ce qui s’est dit à l’AG révolutionnaire, organise l’AG régulière à Herbeys plutôt qu’à Paris –dans le but sans doute de décourager les éléments subversifs de venir. La majorité des responsables sont néanmoins au rendez-vous. De nouveau, le rapport moral menace d’être rejeté, mais le CA et les ancien·ne·s font alors appel à la figure respectée de l’ancien Commissaire Général Raphy Bensimon ; il parvient à amortir la situation en faisant voter à la quasi-unanimité une motion prévoyant la mise en place de commissions chargées d’étudier les problèmes d’orientation idéologique et pédagogique du mouvement ainsi que celui de sa structure associative. Cependant, 21 candidat·e·s se présentent pour les six sièges à renouveler, et cinq des six élu·e·s sont de tendance progressiste. Cette victoire relative inquiète encore davantage les cadres conservateur·rice·s et quelques mois plus tard, peu avant l’été 75, ils·elles tentent de scissionner officiellement (tentative qui n’aboutira finalement pas) suite au démenti infligé à l’équipe nationale de la Branche Cadette qui échoue à imposer la signature par tous·toutes les anims participant·e·s aux camps d’une charte de « garantie morale » (ce qu’elle communique bien vite aux parents).
Malheureusement, ce sera là le dernier acte de la pièce. En 75, une importante vague de démissions épuise numériquement les rangs de la contestation, lui faisant définitivement perdre souffle. Les quelques frondeur·se·s qui essaient de se maintenir à des postes à responsabilité se retrouvent isolé·e·s, et ne peuvent plus s’appuyer sur le soutien de leurs camarades qui ont largement déserté. Réduit·e·s à l’impuissance, ils·elles démissionnent à leur tour ou abandonnent leurs ambitions. Les commissions prévues par l’AG régulière tombent dans l’oubli. À plusieurs égards, on assiste ensuite à un retour en arrière : des ancien·ne·s de la génération précédente reprennent en main l’association, les directives pédagogiques reviennent à un ton plus traditionnel sur les stages de formation.
Il me semble qu’on peut dire de la contestation de 74 qu’elle s’est soldée par un échec : le basculement progressiste espéré n’a pas eu lieu, elle n’a pas produit d’avancées durables dans les pratiques ou d’évolutions notables dans les débats internes. Elle mérite cependant d’être prise au sérieux, tant dans ses accomplissements que dans ses ambitions : elle a mobilisé une grande énergie et un nombre considérable de personnes autour d’objectifs clairs, elle est parvenue à mettre un temps le camp conservateur sur la défensive au point de le pousser à envisager la scission (ce qui aurait constitué une victoire, une scission étant généralement au désavantage de celui·celle qui scissionne), et elle a malgré tout créé un précédent en inscrivant dans l’histoire EI un bouleversement de l’ordre établi ; sans se limiter à des revendications conjoncturelles, elle a ouvert des discussions de fond et abordé des questions plus structurelles comme celles de l’autonomie des groupes locaux, de la place prioritaire de la jeunesse dans un mouvement… de jeunesse, et du fonctionnement de la démocratie dans l’association. Il faut donc en dégager d’une part les intelligences, d’autre part les failles stratégiques.
Qu’est-ce qui a fait la force de cette contestation ? Surtout, une prise de conscience collective des anims de leur propre puissance (nourrie notamment par des grands rassemblements) que les contestataires ont su investir (journaux clandestins distribués pendant l’AG, par exemple) ou susciter. De même que la vraie puissance d’une usine est dans les mains de ses ouvrier·ère·s, la vraie puissance d’une association est dans les mains de ses bénévoles, qui produisent de la valeur sur le terrain –dans cette perspective, la tentative de grève de l’animation à Marseille est symptomatique (d’autant plus qu’aux EEIF les anims sont difficilement remplaçables). Grâce à cette prise de conscience, les contestataires ont compris qu’ils·elles étaient libres de se passer des institutions officielles, tout en cherchant à les infiltrer (en particulier par les élections).
Comment comprendre l’échec de cette contestation ? Il y a bien sûr des facteurs exogènes à prendre en compte, notamment liés à l’époque et à la société ambiante comme le remarque Alain Michel. Mais je ne m’intéresse ici qu’à ce qui pourra nous servir de leçon à l’avenir. On peut aussi penser à la pression parentale qu’a employée à son avantage le camp conservateur (comme à la réunion régionale de l’Est), ce qui nous invite à la méfiance quant à l’intrusion des parents dans les affaires du mouvement. Cela dit, l’échec est en bonne partie imputable à la contestation elle-même. Par crainte de devenir des « vieux croûtons » à leur tour (motif parfaitement louable), la plupart des contestataires ont vite cessé de s’investir dans l’association. Seulement, s’arrêter, c’était laisser le champ libre aux adversaires, c’était priver leurs quelques élu·e·s, dont le rôle aurait pu être crucial, du soutien indispensable de la base. S’arrêter sans avoir auparavant construit une continuité militante, fabriqué du lien pérenne entre tous ceux et toutes celles qui veulent faire bouger les choses, amorcé une organisation mandataire solide, transmis enfin aux générations suivantes leur propre énergie politique -voilà ce qui fut certainement la grande erreur. Il est regrettable que la tactique de l’action « sauvage », consistant à faire sans (trop) attendre d’autorisation puis à mettre devant le fait accompli, ait ainsi été brusquement interrompue faute de support humain ; sans doute aurait-elle porté ses fruits à plus long terme. Ce qu’il aurait donc probablement fallu : l’élaboration d’une structure interne militante (c’est-à-dire à la conflictualité assumée) stable dans le temps.
En conclusion de tout ceci, voici ce que je retiens de surtout de la contestation de 74 : nul mouvement, nulle association, n’a de nature politique figée. En fin de compte, nos associations seront ce que nous déciderons collectivement d’en faire. À bon entendeur salut.
Eli Rhamba
Note : cet article a été réalisé sur la base de la lecture du chapitre 7 de L’histoire des EI d’Alain Michel, de la consultation des archives EEIF, et d’entretiens effectués avec des protagonistes des évènements que j’en profite pour remercier.