L’endoctrinement
L’endoctrinement, ou l’action de fermer l’esprit de quelqu’un·e sur une doctrine interroge les praticien·ne·s de l’éducation depuis longtemps. Même si aujourd’hui la multiplicité des acteur·ices éducatif·ves est une réalité dans la vie d’un·e jeune (école, famille, colos, scoutisme…). Même si dans l’imaginaire collectif, les jeunes endoctriné·es sont dans les sectes ou dans les mouvements religieux extrémistes (État islamique, Ordre du temple solaire…). Même si endoctrinement a une valeur péjorative dans notre société. Même s’il n’est jamais affiché la volonté de fermer l’esprit d’un·e jeune sur une doctrine. Aujourd’hui encore nous pouvons constater que cette pratique dangereuse existe au sein de nos mouvements et qu’il est nécessaire d’y réfléchir.
Un peu d’histoire et de philosophie
Les éducateur·ices anarchistes de la fin du19ème siècle, porté·es par un idéal de liberté absolue, se poseront la question de l’endoctrinement dans l’éducation et chercheront à éviter les écueils qu’ils et elles ont identifiés, en mettant le raisonnement et la liberté de l’enfant comme piliers de leur méthode. »Ceci veut dire que nous sommes respectueux de la personnalité de chaque enfant ; que nous nous refusons à préparer des croyants d’une religion, des citoyens d’un État et des doctrinaires d’un parti.Il en résulte évidemment que notre idéal n’est pas de modeler des enfants selon l’idée que nous nous faisons d’un enfant modèle, mais d’aider à l’épanouissement de chaque individualité enfantine en tenant compte de ses champs d’intérêt et de ses capacités » Eugène Delaunay dans “l’Encyclopédie Anarchiste” de Sébastien Faure (1934). Leurs pratiques et leurs écrits laisseront des traces nombreuses dans les différents courants de pensée liés à l’éducation, notamment en philosophie où l’on distingue trois critères de l’endoctrinement que sont :
•L’intention du, de la professeur·e
•Le contenu transmis
•La méthode d’enseignement.
Le philosophe Olivier Reboul dans son livre L’endoctrinement(1977) ira plus loin en regroupant ces trois critères en un seul : la finalité de l’éducation. Si l’élève est considéré·e comme un simple moyen, c’est à dire qu’il ou elle sert un résultat, c’est alors le déposséder du droit de savoir et de comprendre, en plus de contrôler sa pensée. L’enseignement, au contraire, a pour fin la pensée de l’élève, c’est-à-dire le pouvoir d’examiner, de juger, de comprendre. Enfin le philosophe Robin Barrow donnera la définition suivante dans son livre A Critical Dictionary of Educational Concepts (1986) : « Endoctriner, c’est utiliser des moyens non rationnels dans le but d’établir une adhésion inconditionnelle quant à la vérité de certaines assertions indémontrables, et cela, avec l’intention que les personnes à qui l’on s’adresse s’y tiennent fermement ». Confortant ainsi la question de l’usage de la rationalité comme lutte contre l’endoctrinement.
L’intention, volontaire… ou non
La volonté d’endoctriner suffit à discréditer n’importe quel éducateur·ice car il ou elle engage sa responsabilité morale et contractuelle, individuelle et collective, dans Malheureusement l’absence de volonté d’endoctriner ne suffit pas à mettre l’éducateur·rice à l’écart de ce mécanisme néfaste pour le développement de l’enfant. Dans l’enseignement, la valeur d’autorité posée a priori est telle que l’usage de celle-ci doit être portée par une éthique forte, faute de quoi le pire devient plausible. On peut regarder l’exemple flagrant de l’expérience de la troisième vague de Ron Jones en 1967 dans laquelle un enseignant a mis en situation sa classe d’élèves dans un mouvement avec des pratiques d’endoctrinement fortes pour leur expliquer comment l’Allemagne nazie a pu exister. Les retours furent si forts que le professeur lui-même en a été effrayé. Cela a depuis inspiré la télévision, la littérature et le cinéma qui relatent les événements de manière très narrative depuis les années 80. Nous, en responsabilité avec des jeunes, membres d’association de scoutisme, souhaitons-nous endoctriner ? Un peu, beaucoup, passionnément ? Avons-nous la volonté d’orienter la pensée des jeunes vers telle ou telle idéologie ? J’ose espérer que si c’est le cas ce n’est pas volontaire.
Un contenu partiel est erroné
Les doctrines touchent la quasi-totalité des domaines d’enseignement (outre certains tels que l’algèbre ou la géométrie). On peut les hiérarchiser par importance structurelle avec comme “méga structures” l’importance de l’État pour le rôle de l’adulte dans la société (être citoyen), la prédominance de la religion pour les valeurs morales et une spiritualité orientée, le capitalisme pour définir la place de l’adulte (travailleur subordonné-consommateur), le patriarcat pour le rapport de domination entre l’homme et la femme, etc… Et comme structures plus “modestes” avec ces exemples dans nos mouvements : l’importance de l’autorité ou de la hiérarchie, l’uniformité vestimentaire, la valeur accordée aux badges… Souvent présentées comme vraies, bonnes, meilleures, normales voire (pire) naturelles, ces structures ne portent leurs valeurs que par l’idéologie qui les soutient.
Pour revenir à nos mouvements scouts et guides, les doctrines sont nombreuses et amènent à des débats passionnés jusqu’à des scissions. Prenons par exemple la méthode pédagogique elle-même : la pédagogie de projet, la transmission par l’aîné·e ainsi que la coéducation servent des idéologies propres avec leurs partisan·nes, parfois très habité·es, étant convaincu·es que leur pédagogie est la bonne ou la meilleure.
Une méthode fondée sur le raisonnement
Apprendre à raisonner, détecter des argumentaires tronqués, travailler la logique, parler de tout, se documenter, réfléchir et prendre du recul sont des outils qui favoriseront une éducation émancipatrice. A contrario, les mécaniques de chantage, d’atteinte à l’affect des jeunes, d’outils ou de méthode unique seront au bénéfice d’un endoctrinement. Pire encore, la pression sociale exerçant une autorité sur le ou la jeune nuira au développement de sa personnalité et à l’affirmation de son identité. Dans nos mouvements, cette pression sociale pourra s’exprimer, s’ils sont mal conduits, à travers différents codes et rites auquel les jeunes doivent se conformer pour adhérer au groupe ; cela commence avec les tenues, les uniformes, les badges, les lois, les religions, etc… Une des pratiques les plus révélatrices est sans doute la totémisation et/ou la promesse.
• La totémisation incite le ou la jeune à vouloir appartenir à un groupe (les totémisé·es) car cela répondra à un besoin d’identité qui est en construction. Dans cette pratique, le ou la jeune sera récompensé·e par le groupe qui lui attribuera des attributs identitaires réducteurs à travers un animal et un ou deux adjectifs qualificatifs. Le groupe des totémisé·es étant généralement composé de membres sélectionné·es pour leurs valeurs (morales, physiques, idéologiques…) cela peut induire une image d’élite à laquelle le ou la jeune souhaite appartenir, sans parler du côté “secret”qui peux exister et qui renforce cette image. On a un gros combo : rites, codes, pression sociale,affect.
• La promesse quant à elle, beaucoup plus institutionnalisée, demande (ou force) le ou la jeune à adhérer à une liste d’indications (la Loi). Cette Loi existe sous différentes formules (Loi de Baden Powell, Loi de Sevin, Loi de l’Organisation Mondiale du mouvement Scout) mais on retrouve des soumissions à des autorités fortes comme par exemple : le Roi, le pays, les officiers, l’employeur, les parents, le chef, l’instructeur, Dieu ainsi que des principes moraux comme la pureté, la chevalerie, la loyauté. La promesse est accompagnée d’un rite souvent fort émotionnellement, avec la remise d’un insigne et potentiellement une pression sociale pour celles et ceux qui ne la passent pas, re-gros combo.
La fin ne justifie pas les moyens
Chacun·e peut revendiquer ou défendre ses pratiques en évoquant l’objectif ou le but à atteindre de son association, aussi noble soit-il ;dans les faits, le mot émancipation n’apparaît dans aucun projet éducatif des associations de scoutisme (1) hormis les Éclaireurs et Éclaireuses de la Nature (dans lequel on parle d’auto-émancipation des jeunes). Mais qui sommes-nous pour fermer l’esprit de jeunes ? Pour contrôler leur pensée ? De quel droit ?
L’endoctrinement est un danger pour tous·tes : l’enseignant·e à qui il confère un pouvoir de domination et de manipulation et l’enseigné·e qui se retrouve inconsciemment dans une vision partielle de la réalité qui l’amènera potentiellement à des choix irraisonnés. Que nous endoctrinions un peu, beaucoup ou totalement n’est pas la question, la question est comment sortir de ces pratiques ? Quelles perspectives donner ? Car certes, même si le mot émancipation est absent, le mot liberté lui est bien présent et pourquoi donc se limiter ?
« Tout militant se sent porté d’instinct à faire de l’éducation un moyen de propagande en faveur de ses doctrines ; il voudrait faire des enfants autant de disciples ardents, prêts à la rescousse, prêts à remplacer les troupes épuisées ou meurtries. Eh bien ! Nous pensons que c’est une erreur, nous disons qu’il faut résister à une telle tentation. Il est des vérités qui nous sont chères et que nous croyons certaines ; nous nous efforçons de les répandre partout, nous vivons par elles et nous souffrons pour elles ; nous les défendons avec une énergie farouche tant que nous avons en face de nous des hommes armés pour la résistance, pour la controverse et la discussion. Mais les enfants ? Quand nous arrive une de ces petites âmes encore vierges, que nous pouvons travailler et féconder presque à notre guise, comprenez-vous le scrupule qui nous étreint ? Comprenez-vous que nous hésitions sur le choix de la semence que notre enseignement doit lui confier avec l’espoir des moissons futures ? Et nous constatons, avec regret peut-être, qu’il est des vérités profondes, dont nous sommes intimement pénétrés, mais qui n’ont pas, qui ne peuvent pas avoir le caractère de certitude scientifique indispensable aux connaissances sur lesquelles doit se baser une éducation rationnelle. Et nous ne nous reconnaissons pas le droit d’inculquer aux enfants des notions qu’ils ne sont pas aptes à reconnaître eux-mêmes comme évidentes, ou que nous ne pouvons pas démontrer d’une façon simple et claire. Nous ne voulons pas acculer nos jeunes disciples à des actes de foi. Sur toutes les questions encore controversées parmi les hommes, nous pensons qu’il faut laisser planer le doute. Nous sommes persuadés qu’un esprit ainsi habitué à n’admettre comme vrai que ce qu’il constate ou comprend, à refuser tout ce qui ne s’impose pas de soi-même à la libre intelligence est armé désormais pour la conquête de toute vérité. »
F. Bernard dans “L’encyclopédie Anarchiste” de Sébastien Faure, citant un camarade au Congrès de la Fédération de l’Enseignement (Brest, 1923)
On n’enferme pas un·e jeune pour mieux le ou la libérer sous nos critères.
Mama