3 février 2023

Interview exquise – Marc, maçon pierre sèche

Par allumefeu

La silhouette longiligne de Marc Dombre est un incontournable des camps chantier de Bécours, le hameau caussenard qui appartient aux EEDF. Maoïste dans sa jeunesse, militant du Larzarc, figure de la filière “maçon pierre sèche” en France, il ne dit pas grand chose spontanément. Mais dès qu’on lui pose des question, il est inarrêtable…

Ton passage des éclés unionistes aux laïques semble assez marquant d’une époque, tu nous racontes ?

Je viens d’une famille protestante de Millau, j’ai commencé louveteau aux unionistes. Quand j’ai eu 15 ans, vers 1964, ça a été l’hémorragie : tous les copains partaient à cause des adultes qui étaient traditionalistes. C’était non-mixte, avec l’uniforme et le culte. J’étais le seul de mon âge à rester, et la religion commençait à me gonfler. Là, des laïques qui ont décidé de remonter un groupe à Millau. Après en avoir discuté avec un responsable, on a dit “on arrive avec toute la bande”. Tous les 12/13 ans nous ont suivi, on a tout déménagé, les tentes, les malles, ça a été un beau scandale, mais on avait plus envie de discuter. Les fondamentaux entre unionistes et laïques étaient les mêmes, vivre ensemble, la nature… mais la laïcité et la coéducation avec les filles, ça a été important pour moi.

Jeune adulte, tu as été maoïste, ce qui était assez répandu à l’époque. Vu d’aujourd’hui, c’est surprenant. Est-ce que tu peux expliquer ?

J’ai pas été maoïste du jour au lendemain. J’ai commencé au MCAA-MPDL (Mouvement contre l’armement atomique – Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté). On avait découvert ça au lycée avec les copains: on discutait beaucoup, on faisait de l’affichage, on passait des journaux. Le déclencheur ça avait été la guerre du Vietnam, dont les atrocités étaient partout. On réfléchissait beaucoup sur l’armement atomique. J’avais gardé de mon éducation protestante un côté pacifiste. Les armes, il y a le commerce et c’est du travail pour des ouvriers mais avant tout, c’est pour tuer. En 68 on a occupé le lycée, j’ai loupé mon bac. Puis il y a eu la lutte du Larzac, qui était notre terrain de jeu éclé, alors on y a pris part. Le lendemain de l’annonce de l’extension du camp militaire, les jeunes de Millau disaient « non au camp », avant les paysans. Ils voulaient nous priver de l’endroit où on était heureux.

Et donc le maoïsme… ?

Au début des années 70, il y avait l’idée que ce qu’il se passait en Chine c’était super. C’était après une révolution, un peuple qui s’est soulevé contre ses dirigeants. Et puis on savait pour l’URSS : donc le maoïsme, c’était du communisme mais pas stalinien. On s’est rendu compte après que c’était une monstruosité, une structure très autoritaire, qui étouffait totalement les individus. Mais initialement, ça a attiré beaucoup de monde. À l’époque on se disait anarcho-maoïste, on diffusait le journal Gauche prolétarienne. Il faut dire qu’il y avait une vraie propagande, des publications pour les jeunes arrivaient de Chine, en français. On s’est complètement fait blousés, et ça a été très dur pour certains de s’en rendre compte.

Avec mon éducation plutôt bourgeoise, ça a été déterminant pour moi. Dans le maoïsme, il y avait le principe que les étudiants aillent en usine, en atelier, à la campagne. On appelait ça « s’établir ». Ça a été un fort mouvement, au moment où les usines et le bâtiment embauchaient plein pot en France. À ce moment, je faisais légèrement la fac, donc je l’ai quittée, et j’ai été sur des chantiers. Je suis entré maçon par l’idéologie, et je suis resté maçon parce que ça m’a vraiment plu.

Peux-tu expliquer le principe de la maçonnerie pierres sèches (PS), et la différence par rapport au ciment et au mortier chaux?

La pierre sèche, c’est de construire en assemblant des pierres, sans liant. Il s’agit de les caler entre elles, ou de les tailler. Ça dépend du temps et des envies.

Les deux autres sont des maçonneries avec du liant : le ciment, qui est cuit à 1200°, ne permet pas au matériau de respirer, de laisser passer l’humidité, contrairement à la chaux, qui est cuite à environ 900°. Mais le ciment c’est rapide : ciment, béton, agglo.

Ensuite, la différence entre la PS et la maçonnerie avec un mortier chaux, c’est que tu ne l’utilises pas pour la même chose. Si tu as besoin d’isoler de l’air, tu mets du mortier : pour les murs d’une maison par exemple. Mais si tu as besoin que l’air circule, la PS est plus solide : pour une étable, une grange, un séchoir, et surtout pour les murs de soutènement, c’est à dire qui servent à retenir les terrains.

Il y a un intérêt croissant pour la pierre sèche, pourquoi?

Il y a plusieurs dimensions je pense :

  • le côté structurel drainant, qui laisse passer l’eau. Les agriculteurs sont conquis par ça par exemple, quand les ouvrages béton font pourrir doucement les terrains.
  • la solidité : ça résiste très bien au passage de l’eau, contrairement au ciment, qui est totalement imperméable, donc produit autour des sols mal drainés, et dans les pentes, l’eau s’accumule derrière le mur, ce qui le fragilise.
  • le côté écologique : tu n’as pas besoin de sable et de chaux, tu ne cuits rien donc pas d’empreinte carbone,
  • le côté patrimonial : si on perd le métier, on perd aussi tout un « paysage bâti ».
  • la biodiversité : il y a une vie dans un mur en pierres sèches, tout un tas de bestioles et de végétaux, que tu n’as pas dans un mur plein.
  • l’aspect artistique : il y a une beauté dans un mur en PS, c’est aussi une manière de s’exprimer.

Est-ce que c’est une pratique populaire à l’origine ?

C’était une pratique paysanne, qui s’est perfectionnée au fil du temps. Un peu partout dans le monde, on trouve des constructions PS. C’est une intelligence qui est venue de l’observation de ce qui se passait naturellement : des pierres qui retiennent la terre.

Dans les campagnes françaises, ça a été perfectionné au plus haut point au milieu du 19 siècle. C’est une période encore très agricole, il n’y a pas de guerre, donc peu de morts: les campagnes sont surpeuplées. Donc on conquiert de plus en plus les flancs de montagne. Ensuite est venu le développement industriel, ça s’est ralenti, et avec la 1ère guerre mondiale, la saignée a fait que ça s’est quasiment arrêté : pas de nouvelles constructions, mais aussi pas d’entretien des constructions existantes. Le ciment est arrivé dans les années 1920, mais a explosé après la 2ème guerre, quand il a fallu reconstruire la France. Toute la grosse industrie du ciment a envahi les chantiers. Et le savoir de la PS a failli disparaître.

Comment un savoir disparaît et réapparait ?

La pratique a arrêté d’être transmise dans l’apprentissage des maçons, et les paysans ont arrêté de le faire et donc de savoir le faire. Quand j’ai commencé comme maçon dans les années 70 dans les Cévennes, sur les chantiers où il y avait de la PS, on ne savait pas faire : on appelait 2 paysans qui savaient encore. C’est comme ça que j’ai appris.

Qu’est-ce qui a été structurant pour la reconstruction de la filière pierres sèches ?

L’élément déclencheur, c’est le parc national des Cévennes dans les années 90. Un type, Didier Lecuyer, a fait une enquête qui a montré qu’il restait environ 1 maçon par vallée qui savait faire. Ces gens avaient 50 ans, on allait perdre définitivement le savoir. Vers 2000, ce type nous a rassemblé, les derniers sachants des Cévennes, et nous a emmené à Majorque une semaine.

A Majorque ?

Oui, on a l’image d’un grand bonze-cul, mais en fait il y a une montagne qui structure l’île. Beaucoup d’ouvrages en pierres sèches, mais qui commençaient à se casser la gueule. Le conseil insulaire a monté une sorte d’école de la PS, qui a consister à faire que les vieux qui savaient encadrent des chômeurs de l’île pour leur transmettre le savoir. Ça nous a inspiré.

Et vous avez crée l’association des bâtisseurs en pierres sèches (ABPS)…

Oui. On a réfléchit à comment réintroduire la pierre sèche dans le travail du maçon. On a écrit une charte pour expliquer que c’était une technique d’avenir et ce qu’on voulait transmettre. Pendant 4 ans, on a fait des démonstration dans la fêtes de village. Les gens pensent « vous êtes sûrs que c’est solide ? », et nous on leur dit « regardez autour de vous » : ils prennent conscience qu’en fait tout le village est structuré par des murs en PS. On a fait des conférences, des formations… Ça a rallié du monde, on a fait un peu de pognon qu’on a laissé dans la caisse parce qu’on avait le projet d’embaucher une personne pour faire l’administratif, la création d’un diplôme, … Grâce à elle, on a crée deux Certificats de Qualification Professionnelle (CQP) : ouvrier professionnel et compagnon professionnel pierre sèche.

Vous avez crée un métier en fait ?

On pensait que c’était une activité qui resterait en annexe dans une activité de maçon, mais en fait, c’est devenu aussi un métier spécifique. Ça nous a complètement dépassé.

Après les diplômes CQP, on a reconstruit la filière professionnelle : par exemple pour établir des règles professionnelles claires, qui permettent aux assureurs d’appliquer les principes de la garantie décennale sur le bâtiment. Pour nous, ça a été de longues étapes, d’apprendre à enseigner, on s’est formés pour ça, puis il a fallu créer des jury employeur / ouvrier, … Cela dit, APBS, on est une association d’artisans avant tout, et on y tient. On donne des formations à tour de rôle, chacun donne 1 semaine, mais on ne déconnecte pas.

Aux éclés, il y a parfois une valorisation de la tradition. Toi tu parles de l’importance du patrimoine, est-ce que tu fais une différence entre les deux ?

Pour moi, ce qu’on fait pour sauvegarde un patrimoine, ça peut aussi servir pour en recréer un. Connaître les principes oui, mais il faut créer, aller de l’avant. En PS par exemple, il y a des règles précises à respecter si tu veux que ça tienne, mais ça ne veut pas dire refaire toujours la même chose. Déjà il y a une dimension artistique, créative. Et puis on fait de la recherche : par exemple on fait des murs expérimentaux avec des chercheurs, pour estimer quel est l’aplomb le plus solide, la quantité de vide qu’il fut laisser dans le mur. C’est un métier ancestral mais qui évolue, et aujourd’hui, on bâtit mieux qu’il y a 20 ans parce qu’on a pris en compte ces recherches.

Quel lien tu fais entre tes différents engagements et la notion de territoire ?

Pour moi, c’est l’idée de vivre dans un endroit qui se développe, c’est à dire qui soit pas uniquement un lieu de résidence secondaire. Que des gens se plaisent à vivre là, qui puissent y travailler mais aussi y trouver d’autres sources de contentement. Ça ne veut pas dire s’enraciner pour toujours. Je viens du Larzac, et puis un jour ma femme a préféré qu’on aille dans les Cévennes. Ça m’a fait un pincement au cœur de partir, mais aujourd’hui je suis trop bien.

Propos recueillis par Maud