« Le SNU est une mise en danger des jeunes » : interview avec un porte-parole de Solidaires Jeunesse & Sports
D’abord, c’est quoi Solidaires Jeunesse & Sports ?
C’est un syndicat de luttes et d’actions créé en 2018, qui s’adresse à la totalité des personnels des politiques publiques “jeunesse et sports”. On est plutôt une administration de cadres : les professeurs de sports et les conseillers d’éducation populaire et de jeunesse (CEPJ). Mais il y a aussi des administratifs (des secrétaires, agents d’accueils, gestionnaires…). Les autres syndicats représentent une partie de ces personnels : ceux du cœur de métier “jeunesse et sport”. Nous c’est tout le monde sauf les chefs, c’est-à-dire les personnes qui ont des fonctions d’encadrement.
Ensuite, on est rattachés à l’union syndicale Solidaires, qui contrairement à la CGT, à FO ou la CFDT n’est pas une confédération : chaque syndicat garde son fonctionnement propre, le but est de ne pas les priver de leur autonomie. On se met d’accord sur les principes, mais ensuite il n’y a pas de contraintes.
Quels sont les principaux motifs pour lesquels vous vous opposez au SNU ?
Il y en a deux. Le premier, on ne va pas se mentir, il est idéologique : le SNU s’inscrit dans une volonté de raffermir la société, de la contraindre. Il arrive dans le contexte où la police met des lycéens à genoux contre un mur. Il y a une continuité idéologique, qui vise la mise au pas de la jeunesse.
Le second motif, il est professionnel. Pour les personnels “jeunesse et éducation populaire” (JEP), il y a un conflit de valeurs, a minima, voire un dimension schizophrénique à faire du SNU alors que ton métier, c’est l’éducation populaire. On t’attribue des missions (souvent on te les impose d’ailleurs) qui consistent à porter une politique publique à laquelle tu ne crois pas et surtout, qui entre en contradiction ton cœur de métier. Nous c’est d’être acteur de la protection et des droits de la jeunesse, de sa sécurité physique, morale, et de venir vérifier que des associations font bien de l’éducation populaire pour avoir le droit à des agréments et à des postes (les postes “FONJEP”). Or, le SNU, c’est l’inverse de ces deux préoccupations.
Concrètement, quelles conséquences le déploiement du SNU a actuellement sur les personnels JEP ?
Il y a plusieurs problèmes. Le premier, c’est ce dédoublement de personnalité dont je viens de parler. Dans les faits, c’est souvent des jeunes collègues, des personnes pas encore titularisées, qui ont du prendre ces missions parce que eux ils avaient pas le choix. Ça crée des conflits dans les équipes, parce que le SNU c’est la patate chaude, personne ne veut le faire. Beaucoup de collectifs de travail, au niveau départemental, en ont fortement souffert, alors qu’ils étaient déjà usés par le sous-effectif.
Le second problème, c’est le travail réel. D’abord, c’est une rupture par rapport à notre métier parce qu’il n’y a ni construction de projets, ni relations vraiment partenariales avec les associations. Ensuite, c’est une cacophonie dans les instructions, on a jamais vu ça, et c’est toujours au dernier moment et jusqu’au dernier moment. Les changements de consignes jusqu’à la veille du départ des jeunes, des pratiques ubuesques. Par exemple, ils ont passé un marché national pour les bus qui transportent les jeunes du SNU. Mais la centralisation ne fonctionne pas quand il y a pénurie des conducteurs de bus cet été, alors tu as des chefs de service qui vont louer des minibus la veille. On sort complètement des règles de la commande publique. Sans compter les délais de paiement, qui sont extrêmement problématiques pour les animateurs SNU salariés, pas payés plusieurs mois après, et pour les prestataires, dont certains ne sont au 30 novembre toujours pas payés des séjours de juin.
C’est dur pour ton positionnement professionnel : tu dois faire quelque chose dans lequel tu ne crois pas ou peu, et en plus on te met en porte-à-faux avec les organismes avec lesquels tu es d’habitude dans une relation partenariale. Ce choix d’une gestion ultra centralisée nationale, ça fait que même si localement, tu as trois francs six sous pour faire intervenir l’association chouette du coin, tu n’as la main sur rien d’autre dans le séjour, il n’y a aucune place à l’intelligence locale.
Est-ce que c’est vrai que du coup, il n’y a plus de temps pour le contrôle des accueils collectifs de mineurs (ACM), l’accompagnement sur les évènements graves ou les violences sexuelles?
Çà il faut le reposer dans un contexte plus large. On était 10 000 agents il y a 10 ans, on est 4 500 aujourd’hui. C’est sûr qu’on ne peut plus tout faire et bien faire. Pour le SNU, plutôt ils ont sorti l’artillerie lourde, il y a environ 1 département sur deux où ils ont recruté quelqu’un de dédié pour venir en appui, d’ailleurs souvent qui ne connait pas le domaine de la jeunesse. À côté de ça, tu as beaucoup de départements où il n’y a plus d’inspecteurs jeunesse et sports, et ceux où il en reste, ces agents ne font plus que de l’encadrement des équipes. Globalement, les visites de séjours, on en fait encore, mais moins. c’est beaucoup plus ciblé.
Sur les violences sexuelles, avec la libération de la parole, il y en a et il y en aura de plus en plus. Nous, on pense que les délais de réponse sont là mais au prix de journées infernales pour les agents, parce que évidemment c’est une urgence. De plus, les personnes les plus formées (les inspecteurs) ne sont plus dispo pour le terrain : ce sont des agents parfois pas équipés pour accueillir cette parole qui doivent gérer. Se pose plus largement aussi la question des professionnels qui sont en porte-à-faux quand les personnes mises en cause, ce sont des partenaires qu’ils connaissent bien. On va de plus en plus vers des enquêtes administratives déplacées, gérées par le département d’à coté.
Vous avez produit des “Retex” à plusieurs reprises. Les personnels JEP sont aux premières loges pour savoir comment se passent les séjours de cohésion: au-delà des incidents rapportés dans la presse, y a-t-il des endroits où il se passe effectivement des choses intéressantes ?
On a fait ces Retex pour se moquer de ceux du ministère : dans un “retour d’expérience”, normalement il y a des règles pour que ce soit utile. Là, ceux du ministère c’était l’inverse: à effacer des paragraphes du compte-rendu pour que les dysfonctionnements ne sortent pas. Dans ce contexte, notre choix ça a été de mettre l’accent sur les choses problématiques.
C’est certain qu’il y a des endroits où des choses intéressantes ont pu être tentées, qui peuvent ressembler à des colos ou des camps dans le projet pédagogique, sur le papier. Mais la réalité c’est que dès lors que les chefs de séjour sont militaires ou ex-militaires, la réalité ne va pas suivre. Que quand il y a quelques beaux moments, de pédagogie réelle, ça se heurte au cadre général des contenus obligatoires, du lever du drapeau, du réveil à 6h, des punitions physiques, … En résumé, il peut y avoir des temps intéressants, mais le séjour n’est jamais intéressant.
Notre constat, c’est que le but premier c’est que rien de choquant ne sorte dans la presse, que tout soit contrôlé. Quand tu es en camp, s’il y a un évènement grave, tu le déclares à jeunesse et sports. Là, s’il y a une mise en danger, on est censé le signaler aussi, mais dans un autre logiciel, et la première question c’est “pensez vous que cela risque d’arriver dans la presse”, en te demandant si les jeunes ont filmé par exemple. Nous, on est assez impressionnés de la culture du silence. C’est vrai que côté armée, c’est traditionnellement “la grande muette”, l’habitude de ne pas dire; et l’éducation nationale, c’est le poids de la hiérarchie. Mais nous ça n’est pas notre culture professionnelle, et pourtant les collègues ne disent rien. Quand il y a des dysfonctionnement, personne ne parle, ou uniquement un an plus tard. Or, le SNU est une prise de risque, une mise en danger des jeunes.
Vous dénoncez les violences sexuelles qui ont lieu dans les séjours SNU, mais est-ce que c’est vraiment un argument ? Des violences, il y en a dans les camps et les colos aussi.
Bien sûr qu’il y a des violences sexuelles dans ces espaces. Mais d’une part, quand c’est l’État qui organise, il y a une forme d’exigence d’être exemplaire, et surtout, pour nous, le SNU est plus dangereux que les ACM sur ce plan, structurellement. Les gens ne sont pas formés : il y a eu une dérogation spéciale dans la règlementation SNU, et les gens peuvent être moins formés que pour un ACM. Tu as des animateurs avec une licence STAPS, c’est super, mais ils n’ont jamais animé avec des jeunes. Tu as beaucoup de séjours dirigés par des militaires à la retraite: la prise de conscience de c’est quoi un séjour de ce type ça avec des jeunes n’existe pas.
Et puis en ACM, avec toutes les limites existantes, tu as quand même la structure, l’association qui s’engage, qui épaule, qui cadre. Elle a une histoire, des ressources … Là il n’y a rien. On est assez étonné de l’omerta cette année, les cas d’agression sexuelle, de viol, d’agression homophobe, racistes, sont peu sortis dans les médias. Mais quand ça sortira, dans le contexte où la secrétaire d’Etat dit vouloir faire évoluer les choses dans l’animation, ça ne passera pas que l’État mette en place des structures qui permettent ça.
Peux-tu expliquer plus largement, pourquoi vous dites que c’est une mise en danger ?
Parce que l’État ne sait pas faire ça. Sur le plan logistique, d’abord : transporter massivement des jeunes, gérer des lieux, assurer le suivi sanitaire, … les associations savent le faire, et nous on sait le faire en tant que personnes parce que souvent on est ou on a été animateurs, bénévoles, scouts, … mais en tant qu’agent public, la structure n’est pas faire pour organiser des séjours, donc il y a des problèmes.
Ensuite dans l’animation d’un séjour et d’un groupe. Il y a un objectif de mixité, qui reste actuellement assez limité, puisqu’on l’a vu, c’est principalement des jeunes qui sont attirés par les corps en uniforme (police, armée, pompiers…) qui ont été volontaires. Mais, dès qu’on commence à élargir la palette, les enjeux de mixité se posent très forts. Tu ne peux pas mélanger les publics, les territoires comme ça, sans aucune capacité à penser comment on crée la rencontre entre les gens. C’est typiquement quelque chose que quelqu’un qui a un BAFA ou un BAFD a un peu réfléchi, ce qu’on fait en début de séjour : on reste sur le lieu, on fait des jeux, on crée de la cohésion, … tout ça n’est pas pensé dans le SNU, et dès le lendemain de l‘arrivée tu vas faire telle activité imposée à l’extérieur … donc ça crée des situations explosives, avec une incapacité de les gérer.
Un autre exemple, c’est comment tu gères un jeune qui fume ? qui fume du canabis ? les capotes ? c’est des questions que les animateurs BAFA savent se poser, a minima. Là, pas forcément. Et s’ajoute le fait que comme c’est l’État qui organise, il y a une forme d’obligation à être moins “permissif”, et donc des jeunes qui se font exclure en masse pour avoir fumé du cannabis, pour un dispositif qui doit être à terme obligatoire. On revient au fait que l’État n’est pas le bon opérateur pour ça.
Comment le double rattachement Éducation Nationale et Ministère des Armées de la secrétaire d’État au SNU est-il vécu en interne?
Le double rattachement ministériel n’est pas si mal vécu que ça, paradoxalement. Il faut comprendre que les personnels JS ont l’habitude des rattachements inter-ministériels, c’est la simplification administrative ! On est rattachés à 2 ministres (éducation nationale et sports) et au moins 3 Secrétaires d’État (Schiappa pour la vie associative, El Haïry pour l’engagement et le SNU, la santé pour l’inclusion…). Donc que la secrétaire d’Etat SNU ait une co-tutelle par le Ministère des armées, ça nous a pas traumatisé. C’est le rattachement politique.
En revanche, le séisme pour nous c’est que la DJEPVA, c’est à dire notre hiérarchie administrative, est désormais pilotée par un ancien militaire. Ça veut dire que les politiques publiques jeunesse passent sous la coupe d’un militaire, c’est énorme, c’est la mise au pas de cette direction centrale. On touche le fond en termes de symboles, sachant que ça se produit dans un contexte où la DJEPVA, c’est de moins en moins d’agents, et pour ceux qui restent, la priorité qu’on leur donne c’est le SNU. La seule chose qui est pilotée c’est le SNU, tout le reste c’est pilote automatique, tacite reconduction, …
Vous parlez de gabegie financière concernant le SNU, est-ce que tu peux préciser ?
C’est assez facile : il suffit de regarder le budget déployé par rapport au service considéré. Le coût de cette année, c’est 3200€ par jeune pour le séjour de cohésion, sans compter notre coût à nous qui travaillons à tout organiser. Donc là, juste le séjour, c’est ça. Pour 2023, ils veulent que ça coute 2500€ par jeune. Mais c’est gigantesque. Compare au cout d’un camp scout, d’une colos! Ce qui est dingue, c’est que sur l’objectif de la cohésion, de la mixité, il y a plein d’acteurs qui font déjà des choses super, le scoutisme, les classes verts, les colos, …. Financièrement, c’est tellement n’importe quoi que personne ne sait plus dire combien ça couterait en généralisation, 3milliards, 5 milliards, … il faut se rendre compte que c’est plus de deux fois le budget de l’intégralité des politiques jeunesse et sports, et surtout on pourrait faire tellement de soutien aux départs en vacances, aux centres sociaux, aux colos avec ça. De manière plus intelligente et sans cette prise de risque énorme pour les mineurs.
Sur le plan financier, on a aussi des choses très choquantes : de l’alcool pour les encadrants avec de l’argent public, des quantités énormes de fleurs pour le bureau du directeur, des pots de fin de séjours pour des milliers d’euros… Et toi, agent public, on te demande de valider ces factures, et tu te dis, mais je fais quoi avec ça??
Est-ce que c’est vrai de dire que cet argent a aussi été pris aux associations d’éducation populaire ?
Pour le moment, nous on ne dirait pas vraiment ça. Disons qu’avec le COVID et le plan de relance, il y a eu de l’argent et donc plutôt les subventions aux associations n’ont pas baissé. Ça va peut être changé en 2023. Donc pour le moment, c’est plutôt de l’argent mis en plus juste pour le SNU.
Quelles perspectives vous voyez pour le camp de l’opposition au SNU ? On sent que la généralisation s’éloigne. Au Sénat, El Haïry a évoqué une intégration au temps scolaire par exemple.
Pour le moment, ce qu’on voit c’est que pour 2023, ils n’affichent plus d’objectifs chiffrés de participation. En même temps, c’est logique, à chaque fois la réalité ça a été deux fois moins que leur objectif. Pour autant, on nous demande en 2023 un séjour en plus par département, donc 3 par département en février, avril, juin et juillet. Officiellement pour une généralisation en septembre 2023.
Mais l’armée n’en veut pas, nous non plus, personne en fait. Et l’aveuglement politique initial, à ne pas pouvoir regarder en face le fait que l’État ne sait pas faire ça, commence à se fissurer. On voit que ça commence à temporiser, avec la réalisation qu’il y a quand même deux trois trucs sur lequel c’est casse-gueule. Les agressions sexuelles, ça va être difficile de s’en défendre.. Je pense qu’une des pistes de “généralisation”, ça va être que les fédération d’éducation populaire reprennent complètement la gestion des séjours SNU, comme ça a été expérimenté au début. En tout cas pour nous, disons même qu’on laisse de côté le cadre idéologique : aujourd’hui, le SNU c’est une mise en danger des jeunes.
Propos recueillis par Maud