8 juin 2022

Des éclaireuses et l’avortement

Par allumefeu

Comment agir ? Par quels moyens ? C’est une éternelle question pour les militant·es. La lutte pour le droit à l’avortement en France a une histoire qui devrait être enseignée, que l’on devrait chérir et se raconter. D’abord parce qu’elle est l’histoire d’un droit fondamental pour l’émancipation des femmes. Ensuite parce qu’elle est un exemple de combinaison de tactiques de lutte distinctes, au premier rang desquelles la désobéissance assumée, pour la conquête de nouveaux droits.

Comme en 2021, c’était les 100 ans de la naissance des éclaireuses, on va le faire en l’illustrant avec des figures d’éclaireuses qui y ont joué un rôle !

Les avortements clandestins, « illégalisme au féminin »

Avant la légalisation, des femmes avortent, et d’autres les aident à le faire. Dans des conditions difficiles, voire dangereuses. On les estime à 500 000 chaque année, alors que la contraception est elle-même encore illégale. Environ 300 en meurent. Jusqu’à 3500 sont condamnées par les tribunaux : avorter est, depuis 1920, un crime qui conduit en prison ; voire sur l’échafaud sous le régime de Vichy.

Hellyette Bess est éclaireuse israélite au début des années 40. Son père et son frère sont déportés. Elle devient éclaireuse neutre (laïque), puis cheftaine de louveteaux chez les Éclaireurs de France. Elle s’engage dans le mouvement indépendant des auberges de jeunesse, puis dans des groupes anarchistes. Elle avorte clandestinement, et celui qui l’a aidé lui apprend ensuite à le faire elle-même. Pendant 20 ans, de 1950 à 1970 environ, elle pratique des avortements clandestins pour des femmes, notamment mineures ou étrangères. Elle arrête quand un mouvement organisé, le MLAC, prend le relai. Elle milite aussi pour la vasectomie. Plus tard, elle sera membre du groupe terroriste Action Directe puis emprisonnée. Elle tient une bibliothèque anarchiste à Paris : le Jargon Libre.

La désobéissance ouverte comme stratégie de lutte

En 1972, la méthode Karman est importée en France par un petit groupe de militant·es. Cette méthode « par aspiration » change radicalement la donne : elle est simple, sûre, et permet de sortir du risque mortel d’infection. Des étudiant·es en médecine mais aussi beaucoup de militantes non-médecins s’en emparent.
En 1973, le MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) est créé. Sa stratégie est d’assumer publiquement la désobéissance pour forcer la loi à évoluer : le MLAC pratique ouvertement des avortements par méthode Karman, fait des annonces sur les marchés, affrète des bus pour aller aux Pays-Bas, organise un tour de France en caravane… La situation devient intenable pour le gouvernement.

Simone Iff est une éclaireuse unioniste. Elle fait partie du mouvement protestant Jeunes Femmes. C’est un vivier d’engagement au Planning Familial, où elle devient conseillère et joue un rôle politique majeur : en 1973, le congrès du mouvement décide tout ensemble de soutenir la lutte pour l’avortement (*à sa naissance, le Planning est pour la contraception mais contre l’avortement), de devenir un mouvement d’éducation populaire, et de l’élire elle, Simone Iff… première présidente non-médecin du Planning. La même année, elle co-fonde le MLAC. Plus tard, elle cofondera le Collectif Féministe Contre le Viol, et soutiendra les mouvements de femmes prostituées.

Et si les pétitions servaient à quelque chose ?

Hier plus encore qu’aujourd’hui, un stigmate social fort pèse sur les personnes qui avortent. En 1971, c’est aussi un crime, qui conduit à des condamnations bien réelles pour celles qui sont identifiées. En 1973, le Nouvel Observateur publie le Manifeste des 343 : 343 femmes, connues ou anonymes, qui déclarent publiquement avoir avorté. Il trouve un écho très important. Charlie Hebdo accole satiriquement le qualificatif de « salopes » aux 343 femmes qui ont eu le courage de le signer.

Agnès Varda est l’une d’elle. Eclaireuse unioniste, elle devient artiste. Figure majeure de la nouvelle vague, elle réalise des films comme Cléo de 5 à 7, Sans Toit ni Loi, Black Panthers, mais aussi L’une chante et l’autre pas, un film sur le combat pour une maternité choisie.

Marceline Loridan-Ivens l’a aussi signé. Elle fut petite aile (louvette) aux Éclaireuses avant d’être déportée comme juive. Rescapée, elle devient cinéaste : avec son époux, elle documente la vie des « peuples en lutte » (Algérie, Vietnam, Chine maoïste). Elle écrit des essais autobiographiques, comme l’Amour après, sur le rapport à son corps et à la sexualité après la déportation.

La loi pour transformer une lutte en droit

La lutte se pose évidemment sur le plan légal. Dans les tribunaux, les militant·es de l’association Choisir défendent les femmes mises en cause et transforment les procès en tribunes politiques. Au Parlement, la loi sera votée en 1975. Il faudra que les militantes envahissent les hôpitaux à certains endroits pour qu’elle soit appliquée. En 1982, c’est le remboursement par la sécu. En 2001, l’extension à 12 semaines, en 2004 la possibilité des IVG médicamenteuses hors hôpital. En 2014, la suppression de la notion de « détresse » pour avorter. En 2022, l’extension à 14 semaines.

Simone Veil est la figure de la victoire légale. Eclaireuse neutre (laïque), déportée comme juive, elle devient magistrate, puis Ministre de la Santé. Quand elle prend son poste, elle sait qu’elle va défendre cette loi : la pression des avortements illégaux publics du MLAC est devenue trop forte. « Si on ne fait rien demain, ils viendront avorter dans votre bureau ministériel » lui dit-on. Elle porte cette loi courageusement, sous les insultes des parlementaires, et obtient son vote en 1975. Plus tard, elle sera la 1ère personne présidente du Parlement européen, et membre du Conseil constitutionnel.

Et depuis, faire vivre ce droit au quotidien

Obtenir le droit à l’avortement ne suffit pas : il faut qu’il soit effectif. Le geste n’étant pas très compliqué, le MLAC voulait qu’il puisse être pratiqué par des non-médecins, des femmes ayant elles-mêmes avorté : la loi n’a jamais suivi. Depuis 1975, il y a les médecins, sage-femmes, conseillères, secrétaires, qui permettent de faire vivre ce droit. Il y a les militant·es qui se battent pour l’allongement des délais, un accès facilité, pour récolter des sous dans les caisses de solidarité pour les avortements à l’étranger. Il y a celles qui parlent de leur avortement, publiquement ou autour d’elles…

Et dans toutes ces personnes, des gens passés par le scoutisme, il y en a un paquet !

Maud