23 septembre 2021

Interview de Adeline de Lépinay

Par allumefeu

Bonjour Adeline ! Tu es l’autrice de « Organisons-nous ». C’est un livre sur l’éducation populaire et le community organizing qui nous donne des outils, nous invite à nous organiser pour construire une autre société. Est-ce que tu peux te présenter rapidement, nous dire comment tu aimes te définir ?


Comment je me définis, je crois que ce n’est pas encore clair. En tout cas d’où je parle pour faire ce bouquin, c’est que j’ai grandi dans le milieu de l’éducation populaire, notamment le scoutisme, et par ma famille qui est très engagée dans l’associatif. Au fil du temps je me suis intéressée à la pédagogie, j’ai développé une conception engagée de l’éducation populaire, politique, en lien avec pleins d’autres gens qui ont aussi cette vision.
Je me suis aussi engagée de façon militante notamment dans une organisation communiste libertaire, et j’ai cherché à faire le lien entre ces deux cultures que j’avais, celle de l’éducation populaire, du milieu associatif, et celle du militantisme.


C’est comme ça que j’ai découvert et que je me suis intéressée au community organizing, non pas comme une réponse à cette envie de faire du lien mais comme une piste. Je l’ai pratiqué pendant deux ans, ça m’a posé énormément de questions et du coup j’ai demandé et obtenu une bourse fullbright pour partir aux États-Unis pour faire une enquête là-bas, rencontrer les Organizers comme on les appelle et leur poser mes questions. C’est de ça, en rentrant, que j’ai construit le bouquin qui à la fois présente l’éducation populaire telle que je l’entends et qui, par mon travail sur le community organizing, explore cette tension entre le besoin d’efficacité, d’agir sur la société de la façon la plus rapide et efficace possible, et à la fois la nécessité d’agir avec éthique, en cohérence avec les valeurs, ce qui peut aller en contradiction avec ce qui semble le plus rapide.


Je cherche un peu à apporter des pistes à cette question : qu’est-ce l’efficacité quand on vise la transformation sociale ? Évidemment y’a pas la réponse dans le bouquin. Mais par contre y’a pleins de questions. Voilà ! Donc d’où je parle, c’est à la fois ma culture d’éducation populaire, mes pratiques militantes et comment est-ce que ça peut se rencontrer.


Pourquoi selon toi l’éducation populaire, elle est nécessairement tournée vers la transformation sociale ? Pourquoi c’est un objet politique ?

Si elle n’est pas tournée vers la transformation sociale, elle n’est que du développement personnel. Ça ne veut pas dire que je n’aime pas le développement personnel : c’est reprendre prise, se sentir mieux, être en capacité de s’adapter et de trouver sa place et c’est très bien. Mais ça consiste à s’adapter et non pas à transformer la société.


Or je pense que la société n’est pas satisfaisante, qu’elle a plein de problèmes. Ça veut dire que la réelle émancipation n’est pas du développement personnel : ce n’est pas juste trouver sa place dans une situation un peu pourrie et sortir son épingle du jeu, trouver le job qui fera que finalement ça ira, ce qui ne veut pas dire que je ne souhaite pas aux gens de trouver un job qui leur ira. Mais l’émancipation, c’est une déconstruction des normes qui nous oppriment, qui font que l’on reproduit la société telle qu’elle est, et que les oppressions se reproduisent. Et tout cela, ce n’est pas seulement changer des micro-interactions entre des individus, ce qu’il faut changer c’est les mécanismes sociaux et ça, probablement, ça nécessite de la lutte parce qu’il y en a qui n’ont pas intérêt à ce que ça change. S’il n’y a pas cette recherche d’émancipation, on se contente de trouver les moyens de se sentir bien dans un monde pourri. Et c’est très bien mais c’est pas ça l’éducation populaire. L’éducation populaire, c’est changer le monde vers plus de liberté, d’égalité et de solidarité.

Dans le scoutisme il y a toujours eu cette perspective émancipatrice, mais il y a aussi de plus en plus de valorisation professionnelle, on voit apparaître des outils pour transférer nos compétences de scoutisme dans nos CV par exemple. Est-ce que tu peux me parler de la différence que tu fais entre développement personnel et développement du pouvoir d’agir ?


Je ne savais pas que ça existait mais ça ne m’étonne pas. Ça me parait malheureusement avoir du sens dans le monde tel qu’il est. C’est la guerre pour tout le monde et plus on a de choses à mettre sur notre CV mieux c’est. Le risque, c’est qu’en étant trop efficace dans le monde tel qu’il est, on s’y adapte parfaitement et on n’est plus en capacité de le changer. Pire, on risque de ne plus voir en quoi il faut le changer. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas faire ce genre de choses, mais ça pose la question de la nécessité d’opposer la culture émancipatrice contre la culture dominante. Plus on accepte ce à quoi nous invite la culture dominante, dans notre exemple c’est de toujours penser à notre employabilité, plus on devrait se poser la question de pourquoi on fait les choses.

On entend souvent dans le scoutisme que c’est un cadre à part. Mais les discriminations ne disparaissent pas par magie. Dans ton livre, je crois que tu réfléchis justement aux manières de construire des pratiques non-oppressives dans les collectifs, tu peux nous en parler ?


D’abord, il faut prendre conscience que la bonne volonté ne suffit pas, que la croyance d’être entre gens bien ce n’est pas assez et que le fait est qu’on reproduit individuellement des comportements oppressifs ou dominés. À la fois c’est un piège parce qu’on s’intéresse uniquement à se déconstruire et donc on est peut-être dans le champ du développement personnel, et à la fois je pense que c’est une étape indispensable pour la transformation sociale. Mais on ne peut pas s’arrêter là, ce n’est pas une stratégie suffisante. Ensuite, il faut prendre conscience que dans nos groupes aussi, à l’échelle collective, indépendamment de notre bonne volonté, on reproduit des mécanismes de domination. C’est aussi une question d’éducation populaire : ça veut dire qu’on doit réussir à se remettre en cause sans pour autant tout remettre en cause. C’est se dire que c’est normal de se foirer en fait. On est un processus collectif, évidemment on n’est pas parfait. Je pense que dès lors qu’on a la conviction qu’il y’a un problème la moitié du boulot est fait. Ça veut dire qu’on a gagné l’humilité de se dire « ben ok on est pas parfait ». Ça veut pas dire qu’on va réussir, que ça va être facile, mais la moitié du boulot est fait.


Parlons maintenant un peu du Community organizing, qui est bien moins connu de nos lecteurices. Est-ce que tu peux définir ce que c’est ?


Le community organizing ça vient de l’organizing, c’est à dire du syndicalisme. C’est la façon dont on procède pour monter des organisations dans le cadre du travail pour pouvoir lutter, construire et gagner des rapports de force, pouvoir négocier et obtenir des choses. Le community organizing, c’est ces méthodes-là qui sont sorties de la sphère du travail aux États-Unis pour être utilisées dans d’autres espaces, notamment des espaces liés au quartier ou aux regroupements qu’on appelle communautaires. Ici, on n’a évidemment pas attendu les Américains pour ça, mais en revanche la spécificité là-bas c’est que c’est des méthodes vraiment stratégisées, on trouve des centaines de bouquins sur « comment s’organiser », « comment négocier », « comment se regrouper », « comment créer du collectif ». C’est à la fois très énergisant : ça permet de savoir où commencer, ça désigne des choses à faire, et à la fois à l’excès, ça peut apparaître comme une recette miracle, et dans les deux cas on fait erreur, parce que ça n’existe pas et que ça peut amener à mettre la méthode avant l’objectif. Mais c’est des méthodes qui, je pense, nous posent de bonnes questions, sans forcément y apporter de bonnes réponses.


La deuxième spécificité c’est qu’il y a des personnes pour mettre en place ces méthodes là, qu’on appelle des organizers et qu’ils et elles sont très souvent salarié·es des organisations. C’est à dire que c’est des personnes qui, le plus souvent sont extérieures au groupe qu’elles organisent, même si de plus en plus elles sont recrutées parmi les membres, et qui ont pour fonction d’accompagner la création de l’organisation. Leur but c’est ça, accompagner l’organisation dans la création d’un rapport de force. Ce sont les organizers qui vont faire le recrutement, qui vont faire la formation des premiers membres, qui vont accompagner la réflexion sur les stratégies, etc.


Cette figure de l’organizer me fait penser à la situation des chef.taines qui ne sont pas membre du groupe social qu’ils et elles animent, puisque ce sont des adultes avec des enfants. Est-ce que tu peux me parler de la spécificité de cette posture des organizers ? C’est une posture complexe à mettre en place, qui pose des questions d’autorité et de pouvoir d’influence.

Oui tu dis ça très bien, et ça fait le lien avec pourquoi l’organizing m’a intéressé : justement parce qu’il intègre dans la posture de l’organizer des trucs qui sont très en lien avec cette posture de l’animateur·ice d’éducation populaire où on est extérieur puisqu’on arrive avec une intention, une intention pédagogique, une intention d’accompagnement au moins, on est pas juste là comme des technicien·nes. Mais on est aussi dans un accompagnement d’un processus qui ne peut venir que des personnes, c’est à dire que c’est au groupe de vivre ce qu’il a à vivre, et nous on est là pour encourager, pour faciliter, pour favoriser des processus collectifs. En ça l’organizer a vraiment une posture assez proche de celle de l’animateur·ice de processus d’éducation populaire. Il ou elle doit à la fois tendre des perches, en attraper, être en phase avec ce qui se passe, où en sont les gens avec qui on travaille, qu’est-ce qui leur parle, de quoi ils ont envie, comment les pousser, voilà toute cette tension de l‘éducateur·ice.

Dans l’organizing il y a peut-être en plus la question du pouvoir qui se pose : cette position donne du pouvoir et ça pose très fortement la question de l’éthique parce qu’il y a une influence très forte. À la limite pour le scoutisme, le pouvoir des adultes sur les enfants c’est globalement nommé, ça n’enlève pas la question mais au moins elle est visible. Dans des cadres militants ça se voit moins, ça peut être nié, et là ça pose vraiment un problème.


Cette question du pouvoir m’amène vers une des pistes que tu proposes dans les processus ’éducation populaire. Celle de privilégier le récit à l’argumentation, comme un moyen de partir de là où chacun·e est, de dépasser l’auto-censure. C’est particulièrement vrai pour nous qui travaillons avec des enfants. Il y a un écart de connaissances qui va au-delà des parcours intellectuels et des capitaux sociaux et économiques : on a 10 ou 15 ans de différence avec les jeunes qu’on accompagne.

C’est la question de comment on va produire les savoirs. Plein de gens pensent que l’éducation populaire c’est l’éducation en dehors de l’école mais que ça reste l’éducation, au sens de l’instruction. C’est à dire qu’on y diffuserait des savoirs, éventuellement des savoirs critiques, comme dans les universités populaires par exemple. C’est très bien, mais pour moi ce n’est pas ça. L’éducation populaire, pour moi, c’est la question de la production des savoirs, et comment est-ce qu’on produit des savoirs et des expériences qui nous sont utiles et qui nous émancipent. C’est un processus où on prend conscience de ce que l’on sait, de ce que savent les gens autour de nous, de ce qu’on ne sait pas, et donc là où on va devoir aller se nourrir. D’où ce truc de rentrer par nos histoires personnelles. Ça permet de casser le présupposé auquel l’école nous a formaté qui est qu’il faut savoir pour avoir le droit de parler, que si on est pas sûr de savoir, eh bien on a rien à dire. Ça c’est très important à déconstruire. Non pas parce que tout le monde sait tout, ça ce n’est pas vrai, mais parce que pour apprendre, pour avancer, pour échanger, il faut se sentir légitime à prendre la parole. Or c’est en plus des questions qui sont très en lien avec des questions de domination. Qui se sent plutôt autorisé à prendre la parole ? C’est plutôt des personnes dans des groupes dominants. C’est des questions de genre, des questions de race, de classe. Toutes les oppressions se matérialisent dans cette question de la prise de parole, de la capacité à penser que ce qu’on pense à un intérêt. D’où le fait de ne pas rentrer par l’argumentation qui nécessite d’avoir déjà un avis super construit, argumenté, et de penser qu’on va pas changer d’avis deux secondes après, parce qu’on aurait l’air trop con.


Comment est-ce que toi tu parviens à tracer une ligne entre l’enjeu de décider ensemble et celui d’être efficace ? Entre des luttes et des victoires à court terme, et des victoires au long cours ?

Pour moi une façon de répondre à ça c’est de tirer les fils de la préfiguration, un principe du syndicalisme révolutionnaire qui dit que nos organisations ont vocation à remplacer celles existantes dans le cadre d’un retournement de société. Ça nécessite d’être au maximum en cohérence entre nos principes et nos pratiques. C’est à dire que dès aujourd’hui il faut que l’on pratique ce que l’on veut faire plus tard. Non seulement pour être en cohérence, mais aussi parce qu’on ne sait pas exactement ce que l’on veut plus tard. La démocratie c’est un joli mot mais comment ça se fait de manière concrète c’est quand même très compliqué. Se former à la démocratie c’est pas lire des bouquins, même si ça peut être utile, c’est pratiquer la démocratie, voir comment ça se passe et voir comme c’est difficile. Je pense qu’il y a vraiment un enjeu qui peut être contradictoire avec une vision de l’efficacité qui ne parle que de rapidité, qui dit que chaque chose que l’on fait a son objectif en soi, ce qui est une grande erreur je pense.


Quand on fait une lutte c’est pour un objectif, mais la façon dont on la fait est aussi extrêmement importante puisque ça nous modèle. C’est en pratiquant la démocratie que l’on devient habitué à la pratiquer. Qu’on ne supporte plus de pratiquer autre chose que ça. C’est vraiment l’ancrer dans nos corps et dans nos habitudes, c’est changer les normes. C’est de là que vient l’idée qu’il faut créer des cadres où le maximum de personnes s’entraînent aussi à pratiquer la démocratie, voient la différence entre ce que serait pratiquer la démocratie de façon exigeante et ce qu’on nous vend comme étant pratiquer la démocratie. Ça ne veut pas dire que c’est une course à la pureté, parce qu’à ce moment-là on ne fait plus rien. Mais c’est justement se demander comment est-ce qu’on prend en compte ces contradictions, parce qu’elles existeront toujours.


Pour finir, est-ce que tu vois un lien entre ton militantisme et le scoutisme ? Ça t’a fait grandir en tant que personne évidemment, mais est-ce que tu vois un lien dans ta posture politique, ta manière de militer, etc ?


C’est difficile pour moi d’identifier la part des différentes choses qui m’ont construites aujourd’hui. Parce que ça fait plus de 15 ans que j’ai arrêté. Évidemment, ça m’a construite, notamment je pense dans cette façon de concevoir la responsabilité du collectif et son importance. D’ailleurs c’est marrant chez les libertaires on est plusieurs scouts. Ça se dit moyen parce que c’est pas la même culture à la base mais quand on creuse un peu on se rend compte qu’il y a un certain nombre de personnes qui sont passées par là et pour qui ça a été assez structurant sur des façons de concevoir le fonctionnement collectif, notamment de façon anti-autoritaire. Voilà, ce principe de communisme anti-autoritaire qui est celui du communisme libertaire je pense qu’il est très lié avec une certaine pratique du scoutisme. C’est l’inverse d’un communisme autoritaire qui considérerait qu’il faut faire le bien des gens à leur place, qu’une avant-garde éclairée pourrait faire le bien du peuple. Ça c’est incompatible complètement avec les communistes libertaires, mais je pense aussi avec les pratiques de scoutisme, en tout ça telles que je les identifie. C’est une façon de fonctionner en groupe, qui se veut respectueuse des individus mais aussi du collectif en tant que tel. Ce n’est pas une toute puissance, une toute liberté des individus qui serait une conception libérale. Je parle souvent de cette tension entre libéral et libertaire qui est une grande confusion. Macron il parle beaucoup d’émancipation mais il en parle d’un point de vue libéral c’est à dire que l’émancipation c’est se prendre en main, c’est quand on veut on peut, nos quartiers ont du talent. C’est une responsabilité uniquement individuelle de s’en sortir.

À la fois c’est libérateur parce qu’on nous dit « oui c’est possible » et à la fois c’est complètement faux parce qu’on s’intègre dans une structure de la société qui s’impose à nous et dont on ne peut pas s’extraire. Et pour moi le scoutisme ce n’est pas libéral, et pas autoritaire non plus. On est dans ce truc, que je ne sais pas comment appeler, un terrain peut-être, qui pour moi a vraiment des liens avec l’éthique communiste libertaire. Même si il y a surement des différences, comme le rapport à la religion, où le dogme et la structure de l’institution religieuse, comme une institution de reproduction sociale.

Propos recueillis par Spassky