16 mars 2021

Éduquer au numérique qu’ils disaient

Par allumefeu

Adapter nos propositions éducatives au monde moderne, oui, mais faut-il aussi être acteurs de l’éducation au numérique ? Pas si sûr.

Notre époque est flippante à bien des égards – catastrophe écologique, apathie démocratique, menace sécuritaire – et le scoutisme, en tant que mouvement d’éducation populaire, a bien des choses à apporter à nos sociétés pour faire face à ces enjeux. Bien sûr, les discours du national sont souvent particulièrement mous et pas à la hauteur de l’enjeu. Mais il arrive aussi que le national (dans le cas de cet article, je parle des Scouts et Guides de France) se saisisse d’un sujet avec un volontarisme mal placé….

Le scoutisme n’est certes pas une forteresse

Les mouvements réformés (~ le Scoutisme Français) ont globalement le souci de proposer aux enfants et jeunes des activités adaptées aux enjeux actuels : quel serait le sens de vivre un scoutisme « hors du monde » ? Une expérience forteresse contre la modernité où les jeunes vivraient selon les idéaux d’un temps révolu ? Les chef-taine-s seraient alors des adultes soucieux de leur offrir un dernier sas avant la cruelle réalité qui les attend ? Bof… Donc, oui, c’est une bonne idée d’adapter les intuitions centenaires du scoutisme face au monde contemporain. Mais, il y a un mais. Unpopular opinion : sur la question du numérique, je crois que les Scouts et Guides de France font fausse route.

Il y a un problème avec le numérique et internet mais…

Le constat est le bon : l’explosion de l’usage des outils numériques, le temps croissant passé derrière les ordis, tablettes et surtout smartphones, l’accès illimité à un internet gigantesque, tout cela représente une donnée nouvelle, et tout cela présente des risques avérés pour les enfants. La proposition, par contre, me semble passer à côté de sa cible.

Face à ces risques divers, il faudrait « éduquer au numérique » : « il s’agit pour les éducateurs de veiller à les accompagner dans un usage équilibré dès le plus jeune âge ». La question du numérique et de l’usage des réseaux sociaux était d’ailleurs au cœur du rassemblement des 11-14 ans de 2019, « Connecte ». L’imaginaire du rassemblement était globalement construit autour des réseaux sociaux et des nouveaux usages du numérique. L’objectif : apprendre à « trier les informations, trouver des sources fiables, comprendre la fabrication d’une information » et « faire des choix et assumer leur image vis à vis des autres ».

Certes, l’enjeu est de taille. Sur les infox, on sait bien qu’internet démultiplie la diffusion virale des rumeurs et autres saletés cognitives. Par ailleurs, de plus en plus de chercheur-se-s alertent quant à l’impact que peuvent avoir les réseaux sociaux sur l’estime de soi des adolescent-e-s.[1]

Pourquoi les SGDF font fausse route ? Selon moi, le mouvement pèche par naïveté.

On ne lutte pas contre les GAFAM avec de l’éducation à un « bon usage »

L’idée qui sous-tend l’éducation au numérique sauce SGDF, c’est que, bien utilisés, les réseaux sociaux ont un intérêt pour les jeunes. Il y a quelque chose d’intuitif là-dedans : il est devenu si facile d’entretenir des relations avec des personnes vivant loin, par exemple Bidule, qui habite au Pays-basque, rencontrée lors d’un camp jumelé… On a accès à tellement d’informations – impossibles à avoir avant, n’est-ce pas génial ? Mais soyons sérieux deux minutes : le modèle économique des géants du web, et des exploitants des réseaux sociaux en particulier[2], ne consiste pas à permettre de maintenir des relations de qualité à distance, ne consiste pas à offrir des expériences vraiment enrichissantes. Non. Ils vendent de la pub, ils veulent un public captif qui leur donne des données, et ils aménagent leur offre uniquement en fonction de ces critères. Il n’y a aucune considération éthique dans les algorithmes, aucune neutralité possible dans les usages. Les réseaux sociaux actuels sont conçus pour créer de la dépendance, entretenir les biais cognitifs, ne pas déranger les utilisateur-rice-s.

Et la meilleure chose qu’on puisse faire à ce propos pour les jeunes, c’est soit leur faire comprendre cela, soit les préserver de l’emprise flippante que les exploitants exercent consciemment sur tous leurs usagers. (Et je ne m’exclus pas des personnes à protéger d’ailleurs.)

Le numérique n’est plus un outil d’émancipation conviviale

Aujourd’hui, qui croit encore que la Technique permet aux êtres humains d’être de meilleures personnes ? Ivan Illich, un des pères de l’écologie politique, a bien cru, à un moment, qu’on pourrait détruire le système scolaire pour permettre aux enfants de s’éduquer sans institution, en s’appuyant sur les nouvelles techniques de communication. Mais imaginait-il la puissance qu’a prise le numérique aujourd’hui ? Que reste-t-il de convivial, au sens d’Illich encore, dans notre expérience numérique ? L’utopie libriste et des fondateurs d’internet est bien morte et enterrée. Plus personne ne peut prétendre maîtriser, réellement, les outils numériques, c’est à dire comprendre leur fonctionnement de A à Z, les réparer, les adapter, les limiter. Les puissances de calcul et les capacités de transfert de données ont atteint des stades inimaginables, bien au-delà de ce qu’une personne peut maîtriser. Le numérique fait système, et nous nous plions à ce système, bien plus que l’inverse. L’éducation au numérique, aujourd’hui, ça veut surtout dire apprendre à se conformer à la numérisation du monde. Incorporer l’idéologie technicienne : efficacité, dématérialisation, optimisation, surveillance.

La meilleure éducation au numérique, c’est la désintoxication

À ce titre, il est éloquent de lire que de nombreux cadres de l’industrie high-tech, dans la Silicon Valley, font tout pour « protéger » leurs enfants des écrans. En espérant qu’adultes, ils seront mieux outillés que les autres enfants. Autres enfants qui seront eux exposés très tôt aux écrans, soit par des parents techno-enthousiastes ou simplement trop fatigués, soit par un système scolaire qui veut « éduquer au numérique » et avec le numérique.

C’est une des constantes de l’expérience scoute : la vie « dans la nature », sobre, la débrouillardise, l’apprentissage d’une forme d’autonomie (pas comme dans « voiture autonome »). Quand j’étais jeune, ce retrait du confort urbain était déjà un luxe. Dans mes expériences d’animation, j’ai souvent ressenti que la déconnexion forcée était aussi vécue comme un luxe, certes avec un peu plus d’ambivalence : OK pour la déconnexion, mais que vont penser mes copines-copains de mon manque de réactivité sur Snap ?

Je crois donc que la meilleure éducation au numérique, c’est une éducation sans numérique. C’est offrir des espaces de répit, des espaces choisis autant que possible, loin des écrans, loin de l’impérialisme numérique et du trop-plein d’information, loin des GAFAM et leur monde. C’est dans ces espaces que se déploie réellement l’autonomie, que se déploie le sens du collectif. C’est dans ces espaces que nous goûtons à une existence libérée de tout un tas d’impératifs productivistes, libérée des mécanismes de concurrence entre individus, libérée des injonctions consuméristes. Bref, nous faisons l’expérience d’un début de libération : oui, c’est possible de vivre sans tout un tas de choses qu’on nous dit indispensables. Oui, c’est possible de vivre décablé-e[3]. Ces espaces sont de plus en plus difficiles à trouver, impossibles même. Le numérique est devenu notre milieu, la matrice par laquelle nous construisons nos relations. Est-ce cela la liberté à laquelle nous voulons faire accéder les jeunes ? Moi pas, alors décontaminons nos activités scoutes…

Sauf quand la situation sanitaire ne nous autorise pas grand-chose d’autre !

Toulouse


[1]Cela concerne à mon avis toutes les personnes en quête de statut social, peu importe leur âge…

[2]Si on osait, on dirait les « FIST » : Facebook, Insta, Snapchat, Tiktok, etc.

[3]https://lesdecables.frama.site/