16 mars 2021

À la recherche des valeurs scoutes

Par allumefeu

Est-il possible de concevoir un scoutisme qui ne serait pas d’emblée asservi à des croyances religieuses ou politiques, et qui servirait seulement à développer ce qu’il y a de libérateur et de responsabilisant dans nos expériences faites en foulard ? Pour répondre à cette question, nous devons immédiatement nous armer d’une distinction conceptuelle : il y a la méthode scoute, et il y a ses cadres symboliques. La méthode scoute, c’est le code d’une pratique qui traverse tous les mouvements, et qui est leur point commun. Les cadres symboliques (politiques et/ou religieux), ce sont tous les codes qui parviennent à envelopper cette même pratique, pour l’orienter vers des fins jetées au-delà des temps de son activité.

Si nous différencions ainsi nettement la méthode de ses différents cadres, nous devons reconnaître que ces deux approches se présentent le plus souvent comme inséparables.

L’impossible remise en cause du cadre symbolique

Prenons l’exemple de la toute première troupe scoute pour l’illustrer. Lorsque Baden Powell fit confiance à des jeunes pour aider à la libération de la ville de Mafeking, il orienta leur potentiel propre vers la libération de la ville. Ainsi, il les inscrivit dans le sens de certains récits (“nous avons été envahis par l’ennemi”) dictant des valeurs à réaliser dans le monde (“il faut libérer la ville de l’ennemi, la ville doit revenir sous l’ordre de l’Empire Britannique”). Il est alors possible pour nous de tracer une continuité entre la hiérarchie militaire britannique qui donna, au travers de Powell, une mission aux jeunes scouts, et le cadre symbolique qui donne lui aussi une mission aux jeunes scouts. (Ainsi, les EDLN ont la mission de renouer avec la nature, les SGDF transmettent le cadre symbolique fondé sur la foi catholique, etc).

Sous cet angle, la question des valeurs qui encadrent l’activité scoute est centrale. Ce sont ces valeurs que les scouts et guides s’engagent à respecter par leurs promesses, par leur engagement dans le mouvement. C’est ainsi que la méthode scoute, comme développement par des activités en plein air de l’autonomie des équipes et de la responsabilité personnelle, est mise au service des projets politiques et religieux de chaque mouvement.

Il y a donc bien une tension dans le scoutisme. Elle naît de la distance entre cette activité libérée des injonctions citadines, qui permet à des collectifs de jeunes d’exercer en plein air une liberté effective, de s’autonomiser et de se responsabiliser pour réaliser n’importe quels projets, et la récupération de cette liberté effective par des systèmes de valeurs qui cherchent à réorienter cet apprentissage vers des fins qui échappent au processus de décision de ces jeunes. Le processus de décision sera court-circuité, dès le départ, par des symboles proposant ces fins comme absolues ; autrement dit, ces systèmes de valeurs prendront l’allure de lois spirituelles ou de commandements divins. 

Pourtant, là réside tout le problème. En se posant comme lois absolues, ces cadres symboliques politiques ou religieux empêchent du même coup les jeunes scouts et guides d’évaluer l’histoire et le projet qui leur sont en fait proposés. Alors, ne pouvant les mettre en jeu, les jeunes se voient ôter la possibilité de choisir de façon autonome le système de valeurs auquel ils participent. C’est tout le paradoxe du jeune scout : autonome et responsable, en un mot libre sur le plan de l’action immédiate, il se voit en même temps ôter sa capacité à se rendre autonome et responsable sur un niveau politique et/ou spirituel. La religion, les valeurs héritées restent le noyau dur qui ne peut être remis en cause.

De là, nous pouvons discuter de comment différents systèmes de valeurs concurrents affectent la pratique scoute en ses diverses dimensions. 

La nature politique de la pratique scoute, entre émancipation et endoctrinement

Envisageons d’abord l’effet de la méthode scoute dans un scénario abstrait où aucun cadre symbolique dictant d’emblée des valeurs à respecter ne l’enroberait. Il ne resterait alors qu’un rapport direct et collectif du groupe à un environnement naturel. Ce rapport met à l’épreuve les jeunes, et les pousse à apprendre de fil en aiguille que la décision de chacun impacte le groupe, et que le groupe a tout à gagner lorsqu’il respecte et mobilise de façon intelligente chacun de ses membres face aux situations difficiles auxquelles il faut faire face pour survivre et vivre. De ce fait, le rapport à la nature, inhérent au scoutisme, fait naître un sens politique isolé des villes. Et par son isolement, cette conscience politique microscopique permet de prendre un certain recul sur l’organisation politique macroscopique d’où viennent ces jeunes. Ainsi, parce que les scouts et les guides reproduisent à petite échelle le problème de la vie en collectivité, dans laquelle chacun participe aux conditions de vie de l’ensemble, ils et elles acquièrent “naturellement” une force de recul sur la société d’où ils et elles se détachent. Cela les met dans une position idéale pour créer de nouvelles postures politiques, de nouvelles façons de voir et d’agir au sein des organisations qui leur préexistent. 


Mais nous pouvons au contraire considérer que ce sens politique, développé à l’écart “du monde”, a permis à différents idéaux politiques (outre l’idéal républicain) de récupérer la pratique scoute à leur avantage. Une de ces récupérations est terrifiante : il s’agit de l’usage que firent les idéologies fascistes de la méthode scoute dès le début du XXème. Nous entendons ici par fascisme toute organisation politique fondée sur le principe qu’une identité supérieure a le droit d’exploiter sans limites tout ce qui est supposé se trouver “sous” cette identité. Or, les fascistes historiques, que sont les Nazis et le Parti National Fasciste, ont souhaité pouvoir associer nature, religion et nation en un seul mouvement de la jeunesse. Ainsi, la Hitlerjugend (jeunesses hitlériennes) et l’Opera Nazionale Balilla (“l’Oeuvre nationale” de Mussolini) sont deux mouvements directement inspirés du scoutisme, leurs créateurs ayant rencontré Baden Powell à cette fin. Dans chacun de ces mouvements, les jeunes étaient disposés à servir la nation selon un cadre promouvant la fidélité à la terre naturelle, et la restauration d’une unité nationale organique. Le désir de faire de la nation un grand corps organique sans unité déviante trouvait alors un moyen de se réaliser grâce à des emprunts à la méthode scoute : il suffisait de mettre le nationalisme en lieu et place de la religion. Après tout, le scoutisme fut, dans ses premiers moments, une machine de guerre utile à l’Empire Britannique ; il suffit, dès lors, d’user d’un cadre symbolique militaire (dans lequel une hiérarchie suprême ordonne à des équipes soudées et réactives des directives venant d’en haut) pour (ré)activer cette dimension martiale, et en faire un mouvement d’endoctrinement fasciste de la jeunesse. Il est alors central dans ce “scoutisme” qu’un seul cadre symbolique soit permis ; même les imaginaires y sont vus comme un risque. Et puis, le rapport à la nature doit en chaque instant y être recouvert d’un voile nationaliste ; la nature, dans ce cadre, sera la terre “maternelle”, le “sein de la nation”… Dès lors, le rapport à la nature ne peut plus être vécu comme une manière de cultiver un recul vis-à-vis du fonctionnement politique. Au contraire, la vie dans la nature doit renforcer l’ancrage dans ce fonctionnement.

L’ouverture à tous et à toutes, facteur commun de tous les différents mouvements reconnus par la fédération du scoutisme français, est réellement une caractéristique essentielle d’un scoutisme libre et en opposition claire à toute dérive fascisante. C’est seulement ainsi que les différents cadres symboliques défendus par chacun des mouvements restent ouverts les uns sur les autres, empêchant aux franges les plus dogmatiques de s’enfermer sur elles-mêmes. Néanmoins, cette porosité expose du même coup à une remise en question permanente des valeurs inscrites dans les héritages symboliques de chaque mouvement. En effet, le concours des différents systèmes de valeurs autour d’une même méthode scoute entraîne une redéfinition permanente des cadres symboliques religieux.

Assumer la responsabilité politique de nos scoutismes

Ceci nous amène, enfin, à discuter de la place du système de valeurs dominant objectivement notre époque : celui qui émane du capitalisme néolibéral aujourd’hui promu par les marchés financiers. Ce système de valeurs est véhiculé par toutes les symboliques qui relient les jeunes au projet d’accumuler de manière illimitée des façons de faire du profit, et à ses règles concrètes de réalisation.

Par exemple, l’individualisation et la valorisation de compétences individuelles accumulées dans la perspective de se voir offrir des emplois relèvent de ce système de valeurs. On retrouve cette démarche dans le concept du “valorise toi” chez les SGDF, un outil qui vise à aider les scouts et guides à valoriser leurs compétences scoutes sur le marché du travail. Et puisqu’il conditionne l’accès aux moyens de subsistance, ce système de valeurs domine en fait les autres. Ceci est un grand non-dit dans le scoutisme. Pourtant, ce non-dit s’éprouve dans les relations en dehors du scoutisme. En effet, le nouveau monde de l’entreprise, qui débute à la fin des années 70, valorise la responsabilisation des employé.e.s, leur autonomie et leur capacité à travailler en équipe de façon flexible – et toutes ces “compétences”, la méthode scoute nous y prépare parfaitement. Alors, n’est-ce pas une question de temps, voire de posture, avant de voir apparaître un scoutisme orienté selon les exigences du projet d’accumulation de la force de travail d’un grand nombre par une minorité ?  Un scoutisme dans lequel la promesse se fait à l’égard d’une loi de maximisation de ses compétences individuelles afin que celles-ci puissent devenir un investissement rentable pour ceux qui exploitent le travail des autres ? ( NDLR : nous attirons ici l’attention sur “Les Décliques”, un mouvement apparu récemment qui singe la méthode scoute au nom de l’apprentissage des “éléments qui sont essentiels dans notre société actuelle”, loin de toute démarche réellement émancipatrice d’éducation populaire.)

En l’absence d’une discussion à ce sujet au sein des mouvements scouts, les jeunes peuvent se retrouver dans des positions impossibles à tenir, où ils entretiennent simultanément des valeurs contradictoires. Par exemple, l’histoire et le projet catholiques dans lesquels s’inscrivent les SGDF sont foncièrement incompatibles avec l’histoire et le projet capitalistes. Il n’est pas possible d’accumuler de façon illimitée des capitaux et de sacrifier toute sa personne pour le bien des autres en un seul et même mouvement. Plus encore, (et ici, c’est peut être plus du côté des EDLN que la tension est claire), la confrontation aux limites qu’impose tout environnement naturel à l’humain et la biodiversité que recèlent de tels environnements font naître certaines valeurs de respect et de compréhension de la nature qui s’opposent, elles aussi, à la valorisation de l’industrie illimitée qui accompagne le capitalisme (mais aussi un certain socialisme). L’humain ne peut pas à la fois exploiter la nature sans limites, et chercher à tisser une relation symbiotique avec son environnement naturel.


                                                                                                            
En résumé, en tant que force politique effective, les scouts et guides ont une responsabilité politique, et cette responsabilité repose sur le caractère an-archique de la méthode.  Seules une indépendance et une distance critique prises vis-à-vis des cadres religieux, nationalistes et capitalistes qui enrobent chaque mouvement scout peuvent laisser aux jeunes la responsabilité de choisir selon quelles valeurs orienter leurs projets au sein de la méthode scoute. Tout l’enjeu réside donc dans la mise en œuvre d’un scoutisme capable de questionner les systèmes de valeurs qui le structurent.

« Être prêt », d’accord … Mais à quoi ?

Altermondi et le Nocturnaliste


Références :

Baubérot, Arnaud. L’invention d’un scoutisme chrétien. Les éclaireurs unionistes de 1911 à 1921. Les Bergers Et Les Mages, 2010. 

« Le scoutisme, pour grandir dans la relation à Dieu ». La Croix, 29 juin 2007. https://www.la-croix.com/Religion/Spiritualite/Le-scoutisme-pour-grandir-dans-la-relation-a-Dieu-_NG_-2007-06-29-523889.