8 février 2021

Quand la scoute devient femme

Par allumefeu

Enfant, j’étais ce que l’on appelait alors un garçon manqué. Cette expression n’a pas de sens. Comme s’il me manquait quelque chose. Comme si j’étais incomplète, incomplète en tant que mec, parce qu’il manquait un membre dans ma petite culotte. Incomplète en tant que fille, mon comportement ne répondant pas à ces cases qu’il fallait cocher. En tant que gamine, c’était seulement pour échapper à ces interdictions, celle de ne pas monter dans les arbres pour ne pas effiler mes collants, avoir le droit de jouer aux jeux de construction tout en y mettant mes Barbie, avoir la possibilité de rentrer dans tous les cercles amicaux, la corde à sauter et la balle au prisonnier. Mais quand viens l’adolescence, que le corps se transforme, alors il faut faire un choix. On est observé.e .s, jugé.e.s, oppressé.e.s jusqu’à choisir un camp. J’étais femme. En grandissant c’était devenue une évidence pour moi, mais beaucoup moins évident de vivre ce parcage dans la cour de récréation. En France, l’école publique est mixte, et c’est un bien beau mantra que l’Education Nationale aime brandir avec fierté. Mais dans les faits, soyons honnêtes, dans l’enceinte du collège filles et garçons font bande à part, ne se croisant qu’au détour d’un drama ou d’un timide smack, et jamais l’équipe pédagogique ne tentera une réunification entre ces groupes, sous couvert de « Les filles sont comme ci / Les garçons sont comme ça ».

A douze ans, je discute avec un ami de mon cours de théâtre, il me parle de ses week-ends sous la tente, à jouer et à réaliser des taches autonomes. Arrivée chez moi, je demande immédiatement à mes parents de m’y inscrire, et deux semaines plus tard me voilà au milieu de jeunes au foulards verts et oranges. La suite de l’histoire, je vous la raconte en mon nom, en tant que jeune blanche hétéro dans le sud de la France, et au nom de quelques amies de camps que j’ai contacté pour cet article, et que je remercie de leurs temps et de leurs réponses.

Que se passait-il tant que ça durant ces quelques jours chaque mois, et ces semaines passées en camps d’été ? Qu’il y a-t-il de si unique qui ait pû autant marquer mon identité, façonné mes idéaux et modelé la personne que je suis aujourd’hui ? Déjà, une chose évidente mais paraissant subtile, les tâches. Ces trucs quotidiens qui permettent le bon fonctionnement de la vie collective, qu’on fait avec flemme ou avec plaisir, mais qui doivent être faites. La cuisine, la vaisselle, le nettoyage des sanitaires, chercher le bois… Mais ces charges tournent, sans distinction de genre ou d’âge. On ne mettra jamais les filles en priorité au ménage ou à la vaisselle, et les garçons ne seront pas sollicités plus que d’autre pour le feu et le froissartage. En fait, la question ne se pose même pas, certaines choses sont plaisantes, d’autres moins, et chaque service tourne pour une égalité parfaite. Sur ce même principe, afin d’appliquer une des valeurs de l’association -à savoir la démocratie- nous étions par équipage, des petits groupes idéalement de cinq ou six jeunes, créés en début d’année ou de camp. A la création de cet équipage se tient une élection : Coordinateur.trice, secrétaire, intendant.e, infirmerie… Là aussi, aucune différenciation selon ton genre, juste une élection où chaque voix compte autant qu’une autre. La construction sociale du genre attitrée aux tâches précises s’envolait en laissant place aux compétences en tant qu’humain, c’est tout. Juste un.e jeune de 13 ans.

Alors, j’ai appris que je valais autant qu’un gars, et que j’avais le droit d’élever ma voix, et qu’elle serait écoutée, que les corvées étaient à faire, mais ce n’étais pas ma responsabilité en tant que femme mais en tant qu’individu dans un groupe.

La mixité ultime, c’était les dortoirs communs, ou les salles polyvalentes qu’on utilisait en hiver, puis plus tard, aux ainés, le choix personnel et commun de dormir dans les mêmes tentes. De cette façon, on a un peu désacralisé l’autre, déconstruit cette idée sexuelle de dormir près de l’autre, ce n’était plus une inconnue mais quelque chose étant devenue logique à laquelle on finissait par ne plus prêter attention.

Bien sûr, je mentirais si je disais qu’il n’y avait pas une affinité particulière entre les filles et les garçons, et parfois nos temps libres se déroulaient dans des groupes propres à nos genre, mais pas tant, surtout parce qu’il était bien plus drôle de faire des bêtises tous ensemble. Autant nous glandions en bande désorganisée dans l’herbe, autant il nous arrivait de nous réunir juste entre filles pour papoter. Il y a notamment un instant inévitable en début de camp, qui se déroule la première journée dans la tente des filles, à peine celle-ci montée : « Qui c’est que tu trouves le plus beau ? Avec lequel t’as envie de sortir ? »

Je me rends compte que ce rituel était extrêmement hétérocentré, et il est possible qu’il ait oppressé certaines personnes en pleine période de réflexion dans leur orientation, surtout il y a dix ans où c’était alors ok et accepté, mais toujours extrêmement dur à assumer dans un groupe. Encore une fois, je m’exprime en tant qu’hétéro, et surtout en moi-même.

Au collège, je ne plaisais pas aux garçons, c’était un fait. J’étais emo, ronde, la pote… Je n’entrais pas dans les cases d’attirance de ce monde-là. J’en souffrais un peu. J’ai bien sûr eu quelques petits amis, mais c’était toujours des « second choix », des outsiders comme moi, et avec qui je sortais parce qu’ils le voulaient bien, jamais active dans ces relations, tout était pour le paraitre et faire ce que l’on attendait que l’on fasse. Aux éclés, je devenais active dans mes relations et je choisissais pleinement le garçon qui me plaisait, sans toute cette pression du groupe. J’ai pu apprendre à séduire et draguer, et avec un bonus de taille, celui de plaire sans être belle.

Crasseuse, recouverte de boue et sans fer à lisser, juste par ma personnalité, j’arrivais à être aimée (c’est un bien grand mot mais tout le monde se souvient de ses premières amours et à quel point nous étions exalté.e.s et persuadé.e.s que c’était la bonne personne jusqu’à la fin de nos jours). Et cette révélation m’aide encore aujourd’hui, quand je me sens bête ou mal dans mon corps devant un garçon qui me plaît, en moi résonne cette idée que je suis intelligente, drôle, et que je n’ai rien à envier à aucune fille de la pièce.

J’ai pu sortir du culte de la beauté et de la perfection, et s’il y a une chose commune dans les messages de tous mes contacts pour cet article, c’est qu’elles aussi en sont sorties grâce à cette vie en forêt où l’on a la possibilité d’oublier son physique. Les hommes ne posent pas la question, il ne se voient pas de l’extérieur comme nous l’avons appris, comme un miroir permanent au-dessus de nos têtes qui nous surveille dans chaque faits et gestes. C’est si compliqué de sortir de ce contrôle total de nous-même, et cette bulle hors société sans miroir ou accessoires nous libère alors de cet auto-contrôle angoissant et épuisant, enfin cette opportunité de vivre entièrement l’instant présent et sans retenue. C’est dur au début, certaines prenaient un peu en cachette un tube de mascara qu’elles appliquaient semi-honteusement discrètement dans la tente, on arrivait en camps épilées par habitude du reste de l’année et parce que l’été, c’est bien connu, il faut systématiquement être douce et sans un poil qui dépasse selon la société. Mais au fil des jours, la repousse arrive, et en fait, c’est pas si terrible finalement… personne ne l’a ne serait-ce que remarqué, et même si c’est le cas ce n’est pas digne d’intérêt, aucune raison de le souligner.

Aujourd’hui, même si j’aime « prendre soin » de mon apparence (une autre expression stupide), que je suis très féminine, parfois jusqu’à son paroxysme, je le fais pour moi et pas pour plaire à la société, et je n’ai aucun mal à garder mes poils, sortir sans maquillage. Je ne me censure jamais dans les débats, je n’ai pas peur de m’énerver alors que l’on voudrait que je sois docile, quand je rencontre de nouvelle personne, je ne suis pas en compétition avec les filles comme beaucoup de copines s’en sentent obligées, et les hommes sont des interlocuteurs lambda. Je crois profondément à l’amitié filles-garçons, et mes meilleurs souvenirs sont les conneries faites en explo. Les éclaireur.e.s m’ont aidé à sortir de la pression sociale et de mes exigences envers moi-même, c’est en ça qu’ils ont étés déterminant dans ma construction de femme, m’ont aidé dans ma confiance, et montrés à quel point j’étais légitime dans tous mes choix passés et à venir. La jeune fille pleinement elle-même est devenue jeune femme pleinement elle-même n’importe où, n’importe quand.

Claire A., EEDF