Comme un malaise
Je suis mal à l’aise
Depuis quelques années, l’écologie fait sa place au sein du scoutisme. Camps zéro déchets, alimentation locale, végétarisme et véganisme, recyclage, covoiturage et cleanwalk.
Je suis mal à l’aise. 200 espèces vivantes disparaissent par jour. 90% des gros poissons ont disparu. Il y a dix fois plus de plastique que de plancton dans l’océan. Ce dernier fournit 50% de notre oxygène, et l’acidification des océans, causée par les émissions de CO2, l’empêche de former sa coquille. 80% des rivières ne peuvent plus abriter la vie. La pollution serait à l’origine de 40% des morts. La fonte des glaciers au Groenland a passé un point de non-retour : on ne pourra plus l’arrêter.
Je suis mal à l’aise. Selon l’accord de Paris, pour rester en dessous d’une augmentation de 2°C d’ici 2050, il faudrait réduire de 80% les émissions de carbone actuelles. Nous n’atteindrons pas cet objectif. La température va augmenter.
Je suis mal à l’aise. Souvenir de la première fois où j’ai entendu parler de sobriété heureuse et de la fable du colibri, dans un temps spirituel, aux scouts. Selon le cabinet Carbone 4, l’impact probable des changements de comportement individuel pourrait stagner autour de 5 à 10 % de baisse de l’empreinte carbone. Et même si un·e Français·e actionne l’ensemble des leviers à l’échelle individuelle en adoptant un « comportement héroïque », iel réduirait son empreinte carbone de 25 %.
Je suis mal à l’aise.
Petits gestes et mensonges
On explique à tout animateur et toute animatrice scout, guide et eclaireur·se l’importance de ne pas mentir aux jeunes. Alors pourquoi le fait-on ?
Pourquoi leur fait-on croire que leurs petits gestes vont sauver quoi que ce soit ? Qu’en ramassant 3 bouts de plastique dans un champ, qu’en recyclant et en achetant un peu moins suremballé, on va stopper le massacre ?
Entendons-nous bien, les gestes individuels sont indispensables. Le scoutisme, se voulant levier d’éducation populaire, se doit de tenir des positions fortes à ce sujet. Un aller-retour Paris-Marseille en TGV émet 10 fois moins de CO2 qu’un kilo de viande rouge. Il est grand temps d’arrêter de proposer de la viande tous les jours en camp scout, et d’apprendre à nos jeunes à cuisiner joyeusement sans viande. Prendre l’avion est en moyenne 14 à 40 fois plus polluant que prendre le train. Un Paris-Marseille en avion émet autant de gaz à effet de serre que 45 Paris-Marseille en train. Éduquons nos jeunes à voyager autrement, à prendre le temps du voyage. Les trajets en stop et en train sont presque devenus la partie que je préfère de ces moments.
Mais s’il est essentiel de valoriser, d’apprendre et de rendre automatiques toutes ces actions individuelles, c’est aussi largement insuffisant. Aucun mouvement ne devrait pouvoir se prétendre sur la voie de la conversion écologique tant qu’il ment aux jeunes et se ment à lui-même. Nos petits gestes ne sauveront rien, ils ne sont que conséquences de choses autrement plus grandes.
C’est le capitalisme qu’il faut abattre. Bouh. Le vilain mot. Il fait peur n’est-ce pas ? Et pourtant. Nous évoluons dans un système capitaliste. Ce système est basé sur la croissance. Sans elle, il meurt. La croissance économique ne reflète absolument plus la croissance démographique. Nous surproduisons. Nous produisons même largement assez pour nourrir tout le monde sur la planète : chaque année, les pays riches gaspillent plus de 220 millions de tonnes de nourriture. Le monde entier pourrait sortir de la malnutrition avec le quart de la nourriture qui est gaspillée aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Europe. Et pourtant des gens meurent encore de faim car le capitalisme est incapable (ou n’a pas intérêt) à mieux répartir.
Cette surproduction est indispensable au fonctionnement du capitalisme, qui doit faire acheter un maximum de ressources et générer un maximum de profit. Au risque d’ailleurs, de détruire tous les biens produits quand ils ne sont pas vendus, pour maintenir des prix hauts pour ceux qui le sont et garder une illusion de rareté. La surproduction ne se fait bien évidemment pas dans le vide. Il faut extraire des ressources, créer des routes, des plateformes logistiques et pomper de l’énergie pour acheminer tout ça d’un bout à l’autre du monde. On fait au plus rentable ; et tant pis pour le vivant. Pour vendre toujours plus, on crée artificiellement de nouveaux besoins.
Les entreprises françaises ont mis, en 2018, 16 milliards d’euros dans la pub. On a besoin de croître, pour croître il faut vendre, alors on incite à acheter, on innove pour donner l’illusion de mieux, et au passage on détruit tout ce qui nous entoure.
Et au milieu de tout ça, nous faisons faire des composts à nos jeunes en camp scout. Je suis mal à l’aise. Je suis mal à l’aise car cela ne suffira pas et que nous ne ferions pas ça si nous comprenions bien ce que veut dire le mot « urgence » dans « urgence écologique ».
Tout est en train d’être ravagé autour de nous, et cela ne s’arrêtera pas sans blocage, sabotage, grève, organisation, construction d’alternatives, rapport de force, éducation et changements radicaux. Nous avons un monstre en face de nous et faire croire à nos jeunes, par des procédés culpabilisants, que ce que nous faisons suffira est irresponsable et malhonnête.
Pourquoi on ne leur explique pas ?
Pourquoi c’est plus important de leur faire un temps spi sur de vagues notions religieuses que de leur expliquer pourquoi dans quelques années les migrations climatiques, les guerres et les famines vont exploser ? Est-ce difficile ? Non cela ne l’est pas. C’est même extrêmement simple. On peut le résumer en quelques lignes comme ci-dessus et des jeunes peuvent comprendre des choses bien plus complexe.
Est-ce le rôle du scoutisme ? Si nous ne le faisons pas, qui le fera ? L’Éducation nationale ne remettra jamais en cause tout le système qui l’entoure. Certain·e·s parents peut-être. Et peut-être qu’iels se rendront compte de tout ça par elleux même. Beaucoup de peut-être. Trop pour le mot urgence. Nous pouvons et nous devons être clair·e·s avec nos jeunes.
Faut-il les préserver de ces mauvaises nouvelles ?
Peut-être. Cela peut être dur, pour tout le monde, de se rendre compte du mur dans lequel nous fonçons. Alors oui, il faut y mettre les formes, car notre but n’est pas de faire d’eux des désespéré·es passif·ves, mais de leur donner à la fois la rage de se battre et l’espoir d’un monde meilleur.
Mais regardons autour de nous. Des lycéen·nes quittent leur cours le vendredi pour appeler à plus d’actions. Des jeunes bloquent des multinationales, des fonds d’investissement, des chantiers. Ils et elles parlent dans les médias, écrivent, documentent. Ces jeunes ont souvent l’âge de celleux avec qui nous faisons des balles au prisonnier le samedi après-midi, avec un foulard autour du cou. Alors arrêtons de les prendre pour des idiot·es que l’on doit préserver d’on ne sait quoi, car nous n’aidons personne en agissant ainsi.
Ne risquons-nous pas de tomber dans le dogmatisme et l’endoctrinement ?
N’est-ce pas déjà le cas quand on les entraine dans des cleanwalk aussi culpabilisantes pour elleux que dé-responsabilisantes pour les institutions ?
Dans tous les cas, nous n’avons pas besoin de l’être, car la catastrophe que nous décrivons est factuelle. Nous ne sommes pas non plus obligé·es, en tant qu’animatrices et animateurs, de participer aux discussions. Par exemple, énoncer des faits simples et vérifiés, comme les chiffres que j’ai donné au début de ce texte et proposer aux jeunes d’en débattre entre elleux nous permet de nous extraire d’une position de gourou de la bonne parole. Nous pouvons aussi leur proposer de se positionner et de discuter sur des questions morales, en les adaptant à leur âge.
« Est-ce que l’on va sauver la planète avec des petits gestes alors même qu’ils ne peuvent réduire que, dans un maximum utopique, 25 % du problème du réchauffement climatique ? ». « Ne perdons-nous pas notre temps et notre énergie à marcher pacifiquement pour le climat alors que 200 espèces vivantes s’éteignent par jour ? ». « Est-ce moral de saboter quelque chose qui détruit le vivant ? ». « La non-violence est-elle efficace face à l’urgence écologique ? ». « Une croissance infinie dans un monde aux ressources finies est-elle possible ? »
Sommes-nous bien placé·es pour parler de ce sujet ?
Je suis persuadé que nous sommes parmi les mieux placé·es. Le scoutisme a permis et permet à des millions de jeunes dans le monde de mieux percevoir l’écosystème dont iels font partie, mais aussi d’expérimenter de nouvelles formes de vie et d’organisation en collectivités, souvent plus égalitaires, horizontales qu’ailleurs. Le scoutisme nous donne le goût de l’autonomie, le goût du respect du vivant, et le goût d’un quotidien plus juste et joyeux que celui que nous vivons le reste de l’année. Enfin, le scoutisme nous apprend à nous organiser ensemble, et représente un formidable réseau.Nous devons agir.
Nos mouvements peuvent être au cœur d’une lutte dont notre avenir dépend. Et si les personnes à la tête de ces mouvements sont incapables de faire autre chose que des vagues promesses et des décisions molles, alors nous agirons nous même. Nous n’avons plus le temps d’attendre sagement.
Géo Cédille