30 octobre 2020

Et si on arrêtait la solidarité internationale ?

Par allumefeu

Les critiques se multiplient depuis quelques années autour de la branche Compagnons, qui accueille les jeunes de 17 à 21 ans chez les Scouts et Guides de France. Elles se cristallisent pour la plupart autour du projet de solidarité internationale* que les Compagnons réalisent pendant l’été de leur deuxième ou troisième année.

À raison, ces critiques évoquent l’impact écologique de tels projets qui amènent bien souvent des équipes de 5 ou 6 personnes à effectuer des milliers de kilomètres en avion pour réaliser leur projet qui, pourtant, se veut souvent écologique. En parallèle certain·es mettent en lumière les dérives potentielles de ces projets : volontourisme*, white savior complex*, impact émotionnel sur les enfants dans le cas des projets en orphelinat, etc. En réaction le mouvement commence à réagir à différentes échelles. On peut citer par exemple le livret “Le monde m’attend, vraiment ?” édité en 2019 par le département international ou les nombreux formateurices qui intègrent ces enjeux aux formations des Compagnons. Ces sujets avancent indéniablement, mais force est de constater que malgré cela, les publications sur le Cercle Scout de jeunes compas cherchant un “projet humanitaire” continuent et les projets Compagnons ne changent pas en profondeur. Les critiques écologistes et sociales ayant été longuement développées par d’autres, cet article se concentrera sur ce qui me semble être le levier principal pour amorcer une véritable transformation des expériments longs* : abandonner la solidarité internationale.

Le projet pédagogique des Compagnons

Pour débuter cette réflexion, je propose de revenir au projet éducatif que porte la branche Compagnons. Peut-on remettre en question la solidarité internationale sans les changer ? Commençons par les trois priorités éducatives de la branche :

  • Accompagner les jeunes pour qu’ils passent d’un projet personnel à un projet d’équipe
  • Les soutenir pour qu’ils passent du service à l’engagement
  • Encourager l’expérience d’actions utiles et créatives concertées avec des partenaires.

Celles-ci sont suivies par une série d‘objectifs éducatifs : Vivre avec énergie – avec son temps – avec rayonnement – avec espérance – avec des valeurs et enfin, vivre ensemble. Au cœur de ces objectifs, on retrouve donc la progression des jeunes sur différents axes : ouverture au monde, apprentissage du travail collectif, rencontre, compréhension des enjeux contemporains et engagement. La solidarité internationale n’est jamais mentionnée et c’est normal : un projet compagnon est avant tout une démarche de progression personnelle, d’apprentissage de la vie en équipe, et de rencontres. La solidarité internationale et l’expériment long, eux, ne sont que des moyens au service de ces objectifs.

Rien dans les objectifs ou les fondements de la pédagogie Compagnons ne nous contraignent donc à articuler les projets Compagnons autour de la solidarité internationale.

Mieux, nous pouvons donc essayer d’imaginer d’autres moyens de les atteindre ! On pourrait objecter qu’il est fait mention d’actions “utiles”, et “concertées avec des partenaires” dans les priorités éducatives, ce qui orienterait les Compagnons vers la solidarité internationale. Mais la réelle utilité des projets vécus par les Compagnons est largement critiquable (impact écologique, néo-colonialisme*, volontourisme, etc.) et la progression personnelle vécue par les Compagnons ne peut plus justifier ce bilan. Il est donc légitime de se demander si c’est le meilleur moyen d’être “utiles”.

Dessin d'un avion avec une bulle d'un passager qui dit "Trop hâte d'aller planter des arbres"

En abandonnant la solidarité internationale, les Compagnons gagneraient en cohérence sans avoir à transformer le projet éducatifs qui les portent. Mieux, comme le dit l’un de ses objectifs éducatifs, ils vivraient probablement davantage “avec leur temps”.

Pourquoi arrêter la Solidarité internationale ?

Prenons le temps d’étudier quelques points qui font que la solidarité internationale ne semble pas être le bon moyen pour faire atteindre aux compagnons les priorités éducatives de la branche.

Le premier point a déjà été longuement abordé par d’autre, je ne m’y attarderai donc pas. La solidarité internationale pratiquée par les Compagnons est aujourd’hui largement critiquable dans son utilité et son impact. Je n’exclus pas que certains projets puissent avoir eu une réelle utilité. En revanche, ils me semblent bien trop rares pour continuer à faire de la solidarité internationale le modèle centrale des projets Compagnons. Si vous désirez vous informer plus en détail sur ces sujets, je vous renvoie vers cette compilation d’articles.

On retrouve fréquemment dans la communication effectuée par les jeunes autour de leur projet la question de la rencontre. C’est ici que se pose notre second problème : celui de la dynamique aidant-aidé qui est nécessairement comprise dans un tel projet. Même avec la démarche la plus sincère et cohérente les rencontres ne pourront se construire sans ce rapport inégal. Cette asymétrie est bien souvent renforcée par les différences économiques, l’immense majorité des projets étant réalisés dans des pays considérés comme moins développés que la France, voire des pays colonisés par la France. Évidemment, ces questions de développement, de néo-colonialisme, ou même de race, persistent dans un autre cadre de rencontre, mais cette dynamique de “solidarité” ne fait que les amplifier et rendent bien moins pertinentes ces rencontres et “l’ouverture d’esprit” qu’elles sont censés apporter. Je conclurais avec ce commentaire croisé sur un groupe Facebook de Compagnons :

“Comment c’est possible de s’émerveiller sincèrement d’une culture que l’on ne connaît pas, et dans le même temps de vouloir à tout prix l’aider ? Ça pousse logiquement à une forme de condescendance et à un complexe de supériorité”.

Commentaire croisé sur le groupe Soyons Verts

En poursuivant cette logique, il nous faut nous demander si nous transmettons réellement le passage du “service à l’engagement”, la deuxième priorité de la branche, en encourageant ces projets. Sans nécessairement que celles et ceux qui la transmettent et la vive en soit conscients, cette logique se place dans une perspective néo-colonialiste sous entendant que les besoins sont nécessairement ailleurs et, surtout, que ces problèmes doivent être réglés par nous, occidentaux. Quel sens de l’engagement transmettons-nous quand les leviers d’engagements sont multiples autour de nous et surtout bien plus opérants mais que nous continuons à promouvoir ce modèle-ci ? La question se pose déjà pour les organisations qui mènent des actions de solidarité internationale d’ampleur, avec des équipes formées et sur des temporalités longues. Pour notre cas, des équipes de moins d’une dizaines de personnes, non formées, venant sur une période courte et sans garantie de suivi après leur action, la réponse sur la pertinence me semble évidente. Là aussi, pour faire découvrir d’autres formes d’engagement, plus utiles, plus locales, plus cohérentes, plus durables, il faut dépasser ce modèle.

Enfin, si nous voulions tendre vers une forme “acceptable” de projet de solidarité internationale, nous risquons de nous diriger vers l’édification de toujours plus de barrières, de recommandations et de normes pour que les compagnons réalisent des projets les plus cohérents possible.

C’est un cercle vicieux qui tente de moraliser et rendre cohérent un modèle qui ne peut pas l’être.

En plus de cela, il est de plus en plus complexe à appréhender pour les Compagnons, désorientés face à la quête de ce que serait un projet cohérent. Il est évidemment positif que les Compagnons prennent le temps de s’interroger sur la cohérence du projet qu’ils veulent mener, mais l’énergie fournie aujourd’hui par celles et ceux qui les accompagnent serait bien plus riche et féconde en la dirigeant vers de nouvelles formes de projets, plus vertueux, et n’empêchera pas ce cheminement du côté des compas.

Illustration d'une Compagnon qui lit une feuille très longue, elle dit "Ah ouais, ça devient chaud la cohérence…)

Très bien, mais on fait quoi maintenant ?

Vers quelle forme de projet pourrait-on aller pour entamer une véritable transformation de la branche et tenter de répondre aux critiques formulées dans cet article ? Les solutions sont probablement multiples, et doivent être élaborées collectivement, je vous propose ici une première piste de réflexion.

Le premier moment de ces nouveaux projets serait celui de la recherche d’une thématique d’enquête. Il s’agit d’identifier un sujet qui interroge et attire toute l’équipe. Les possibilités sont multiples : travail de mémoire sur un évènement historique, découverte d’une technique artisanale traditionnelle, découverte d’initiatives agissant pour la même cause, etc. Une fois ce choix effectué, la préparation du projet est alors assez similaire au système actuel. Recherche de fond, identification de partenaires, d’interlocuteurices, de lieux en lien avec la thématique, formation, etc.

Viens ensuite le temps de vivre cette enquête. Les Compagnons se retrouvent alors en position de découvrir, d’apprendre et de mieux comprendre leur sujet. Il s’agit d’assumer son positionnement de touriste, de voyageur·euse qui est là pour apprendre et non plus pour apporter pour aider. On s’extrait de ce rapport asymétrique pour un positionnement plus humble, qui permettra des rencontres plus sincères. Les jeunes sont ainsi plus à mêmes de se voir déplacés, de déconstruire leur préjugés sur la culture, le lieux, les gens qu’ils rencontrent. Tout au long de cette phase d’enquête, les Compagnons sont invités à documenter ce qu’ils vivent et découvrent, avec les moyens de leurs choix. Ce format permet aussi de voir le déplacement et le mode transport comme faisant partie intégrante du voyage. On participe alors à changer le rapport au tourisme, ouvrant la porte à davantage de projets en itinérance, ou en train, en vélo, en stop ou même à pied. Par la même occasion, on participe à acculturer les Compagnons à ne pas utiliser l’avion, et à partir vers des destinations atteignables par des moyens plus écologiques.

Enfin, vient la troisième étape, celle de donner forme à son récit et de témoigner. Ce moment est assez proche de ce qui se vit aujourd’hui en troisième temps, s’articulant autour de la relecture et du témoignage. Il ne s’agit plus de “simplement” réaliser un diaporama ou une vidéo comme c’est aujourd’hui souvent le cas. Les supports de témoignages pourront être bien plus variés et la démarche de réalisation plus longue et soignée. On est alors en position de valoriser ce qu’on a découvert et qui nous a surpris, ce sur quoi nous avons changé. L’enjeu n’est plus de se valoriser, ce qui ressort beaucoup aujourd’hui, mais de participer à changer le regard de celles et ceux auprès desquels on témoigne. Par exemple, le regard de vos parents sera probablement plus transformé par un documentaire sur les initiatives écologiques au Sénégal que par le film qui montre les murs de l’école que vous y avez construit, qui ne fait que les conforter dans leur stéréotypes.

Ce type de projets pourrait s’inspirer de modèle déjà existants, comme celui de Zelidja, qui accompagne chaque année des dizaines de jeunes qui réalisent des enquêtes sur des sujets de leur choix. On peut désormais rêver de voir apparaître des projets de documentaire sur les camps de personnes migrantes à Calais, un podcast sur les initiatives écologiques en Roumanie, une pièce de théâtre sur la paix en Bosnie-Herzégovine ou que sais-je encore !

Illustration d'une compagnon faisant du stop

Quelques raisons d’y croire

Cet horizon n’est qu’une possibilité parmi d’autres et doit très certainement être perfectionné. Il a au moins l’intérêt de montrer que d’autres projets sont possibles. Malgré un démarrage tardif, ces sujets semblent prendre de l’ampleur. On peut citer le livret Eden, édité par l’équipe nationale Compagnons au printemps 2020, le groupe Facebook Soyons Verts et le compte Instagram Compas For Future, qui proposent tous les deux une critique de la branche et des pistes de solutions construites par les Compagnons eux même. Les compagnons semble prêt·es ainsi qu’au moins une partie de l’équipe nationale : on se lance ?


Solidarité internationale : La notion de solidarité internationale rassemble les actions et attitudes de prise en compte des inégalités ou d’injustices entre pays ou entre un pays et des entités d’autres pays, ou entre les individus d’un pays autre. Dans cet article nous l’utiliserons principalement pour parler des actions de terrains menés par des pays dits du Nord vers des pays dits du Sud.

Volontourisme : Tourisme humanitaire, censé répondre à un désir d’aide dans des pays défavorisés mais répondant plus souvent à des fantasmes humanitaires et lucratifs pour les organisateurs de cette formule de tourisme et a un désir de dépaysement et de voyage pour les client·es.

White savior complex : Désigne l’attitude de personnes blanches partant dans une région moins développée du monde pour y réalisé des actions « humanitaires » en prenant une posture héroïque, de sauveur·euse ou de valorisation de soi, notamment sur les réseaux sociaux. On attribue aussi fréquemment à cette attitude les phrases condescendantes et romanisant la précarité de type « Ils n’ont rien mais ils sont tellement heureux ».

Expériment long : Désigne le projet de solidarité internationale en partenariat que doivent réaliser les Compagnons pendant un mois.

Néo-colonialisme : Le néo-colonialisme décrit l’usage, par une ancienne puissance coloniale, de moyens détournés ou cachés pour maintenir la domination économique et/ou culturelle sur ses anciennes colonies. Ici nous l’utiliserons pour décrire les attitudes qui découlent de l’impact culturel qu’on eu sur nous ces politiques.

Spassky