Critique de la non-mixité masculine
Présente aux origines du scoutisme, et encore aujourd’hui valorisée, la non-mixité entre garçons, parce qu’elle renforce les stéréotypes de genre et l’entre-soi masculin excluant, doit être remise en cause.
La non-mixité, dans le scoutisme et en dehors, n’est pas problématique en soi. Nombre de féministes ou de militant·es anti-racistes par exemple ont pu montrer son apport pour les personnes subissant des oppressions, notamment les femmes et les personnes subissant le racisme ou les personnes LGBTI+. Le collectif féministe Lallab donne par exemple 6 éléments en faveur de la non-mixité dans un article dédié à cette question que vous pouvez retrouver sur leur site. Ce que nous souhaitons montrer ici, c’est que cette non-mixité n’a d’intérêt que pour les personnes qui subissent des discrimination. À l’inverse, la non-mixité entre personnes qui n’en subissent pas a plutôt tendance à renforcer des dynamiques d’oppressions et de discriminations sans que l’on en ait conscience.
Aux racines de la non-mixité : L’impasse de l‘éducation dans la différence
Comme de nombreuses théoriciennes féministes ont pu le montrer, nos identités de genre (le fait de s’identifier comme un garçon, une fille ou une personne non-binaire) sont des construits sociaux. Certains mouvements, comme les Scouts et Guides de France mentionnent aujourd’hui cette phrase dans leur projet éducatif : “Notre projet s’appuie sur une nouvelle alliance entre hommes et femmes, une forme d’éducation réciproque qui ne veut pas gommer les différences mais transformer en atouts”. En maintenant cette idée de l’éducation dans la différence, ces mouvements scouts contribuent à renforcer le mythe d’une binarité et d’une complémentarité stricte entre hommes et femmes, à l’opposé du continuum des identités de genre qui existent. Valoriser la différence ou la complémentarité des sexes entre en contradiction avec l’idée évoquée par ailleurs de remettre en cause les rôles sociaux.
L’entre-soi masculin à la base de la domination
Notre société est marquée par différentes formes d’oppressions. La domination des hommes sur les femmes, appelée aussi patriarcat, est l’une d’entre elles. Le scoutisme, dans son projet d’éduquer les jeunes à l’égalité et à la liberté doit donc se demander comment il peut participer à lutter contre cette domination. Pour commencer, il faut nous demander quelles sont les dynamiques sexistes qui traversent la vie de nos unités. La non-mixité masculine est l’une de ces formes actuelles et nous allons tenter de montrer pourquoi.
On entend souvent qu’il est important que les garçons passent du temps entre eux. Cet argument est d’ailleurs souvent utilisé pour justifier un scoutisme ou la constitution d’équipe de vie/patrouilles non-mixtes. Hors la société est déjà composée de nombreux espaces où les hommes sont dans un entre-soi (dans de nombreux sports, dans les conseils d’administration d’entreprise, dans l’Église,…). C’est ce que montre Martine Delvaux, dans l’ouvrage Le Boys Club, un autre terme pour décrire cette non-mixité. Ainsi, plutôt que de construire des espaces spécifiques, cette pratique contribue davantage à préparer une société déjà construite sur l’entre-soi masculin.
Ces espaces d’entre-soi masculin sont bien souvent basés sur l’exclusion des personnes vues comme non-masculines : les femmes évidemment, mais aussi souvent les hommes homosexuels, les hommes noirs, etc. Juliette Lancel, historienne à l’EHESS, montre que ces groupes d’hommes utilisent souvent l’humour et l’humiliation pour ressouder le groupe et à l’inverse exclure tous ceux et toutes celles qui ne correspondent pas à l’idéal viril. Dans le scoutisme, on observe cette non mixité de différentes manières : dans les unités composées uniquement de garçons, dans les unités mixtes où l’on a des équipes de couchage et/ou de service non mixtes mais aussi dans des groupes non mixtes qui se forgent de façon plus informelle dans les temps libres. Mais voilà, au lieu de permettre de répondre aux mésententes entre garçons et filles ces entre-soi masculins participent à renforcer cette différence et donc cette incompréhension entre personnes de genres différents. Surtout, elle participe à forger l’habitude et le réflexe d’un fonctionnement et d’une organisation masculine, qu’on retrouvera par la suite dans le monde professionnel, dans les lieux de pouvoirs ou même dans le monde associatif.
Pour reprendre une explication formulées par Victoire Tuaillon dans son ouvrage Les Couilles sur la table, les masculinités, construit sociaux, se structurent principalement au travers d’un processus relationnel. Pour les hommes, il se fait essentiellement dans cet entre soi et prend la forme d’un rejet des autres identités. C’est ce processus qui fait que la masculinité est avant tout un rapport hiérarchique du masculin sur le féminin. C’est pour cela qu’ériger la non-mixité féminine et masculine comme deux procédés symétriques qui permettraient aux jeunes de se construire “entre-eux” est une impasse et profite à la perpétuation de la domination masculine.
Cette non-mixité peut donc être nécessaire pour les femmes, non pas parce qu’elles ont besoin de se construire en tant que femmes mais parce qu’elles forment un groupe social subordonné qui doit poser lui-même les conditions et les moyens de son émancipation. Des espaces non-mixte dans le scoutisme peuvent par exemple aider les femmes à partager leur vécus et y trouver des solutions ensemble. À l’inverse, la non-mixité entre hommes, où entre garçons pour ce qui nous intéresse ici, n’est pas un outil d’épanouissement, il est un outil de maintien et d’affirmation de cette hiérarchie des hommes sur les femmes et de construction de la masculinité, concept que nous cherchons précisément à détruire.
Au sein du scoutisme cette non-mixité masculine se retrouve dans différents espaces, que ce soit dans les unité totalement non-mixtes ou celles qui le sont.
Les camps en non-mixité
Le camp, moment central de la vie scoute est vécu pour une partie des jeunes qui font du scoutisme en non-mixité. C’est un moment inédit et intense, et dans un cadre de non-mixité masculine, il nous semble être particulièrement propice à la structuration de cet entre-soi.
Les équipes de service et de couchage
La séparation filles garçons dans les équipes de couchage est une règle au sein des accueils collectifs de mineurs. Derrière cette idée, on remarque aussi le fort hétérocentrisme de notre société, en d’autres termes on suppose que les jeunes sont hétérosexuels et donc on sépare les filles et les garçons. Mais n’est-ce pas là invisibiliser les autres orientations sexuelles ? La non mixité des équipes de couchage est donc elle-aussi discutable.
Les équipes de services sont aussi non-mixtes dans beaucoup de mouvements. On peut faire l’hypothèse que cela s’explique par un souci de simplification pour ne pas multiplier le nombre d’équipes avec celles de couchage. Mais il nous paraît important de nous questionner sur cette répartition genrée. Même si, dans le scoutisme, on se soucie que tous et toutes réalisent à tour de rôle toutes les tâches, construire les équipes en fonction du genre a un impact sur la manière dont se dérouleront les services.
Les groupes informels non-mixtes
Enfin, au cours de la vie d’une unité scoute, des groupes informels se créent souvent durant les temps libres, et sont fréquemment non-mixtes. On remarque souvent, et notamment chez les garçons, que l’exclusion ne se limite pas aux filles mais aussi aux garçons qui ne remplissent pas tous les attributs dominants valorisés (ces garçons ne s’expriment pas forcément bien en français, ne sont pas valides, sont perçus comme faibles, …). Cette non mixité n’est donc pas problématique seulement parce qu’il s’agit de garçons mais aussi souvent parce que ceux qui composent et dominent ces espaces masculins sont souvent blancs, de classe sociale favorisée, hétérosexuels, valides, …
Ce que permet la mixité
Nous avons tenté de le montrer dans cette première partie, les garçons n’ont pas besoin d’espaces supplémentaires pour se “retrouver entre hommes”, la quasi totalité de la société est déjà construite autour de cette structure. Le scoutisme, fort de sa méthode transformatrice et du cadre qu’il propose peut alors, une fois débarrassé de ce présupposé, penser la manière dont il peut proposer une mixité émancipatrice pour tous·tes, limpides dans ses objectifs. Avant toute chose, nous allons faire le point sur deux éléments :
- Cette mixité ne résoudra pas tous les problèmes, elle en créera sans doute même de nouveaux auxquels il faudra penser des solutions adaptés.
- La mixité ne se décrète pas, elle se construit. C’est un processus vers lequel on tend et qui doit être réévalué et adapté au quotidien.
D’autres ont étudié en détail les moyens de mettre en place cette mixité. Ils et elles l’ont fait mieux que nous et en y consacrant davantage de temps. Nous vous invitons donc à la fin de cet article à aller explorer quelques-unes de ces ressources. Nous allons donc plutôt explorer avec vous ce que permetla mixité sur les garçons, et pourquoi elle est selon nous un choix nécessaire pour construire un scoutisme égalitaire entre les femmes et les hommes. Certaines de ces raisons paraîtront peut-être dépassées aux membres de mouvements de scoutismes qui pratiquent déjà les équipes mixtes depuis de nombreuses années, mais il nous a semblé nécessaire de les évoquer comme ce sont des pratiques encore minoritaires dans certains mouvements comme les SGDF.
Construire des amitiés plus égalitaires et une solidarité au delà des genres
À l’image du mythe de la rivalité entre femmes au travail, on peut percevoir que dans le scoutisme une certaine rivalité se crée entre les filles, entre les garçons mais aussi entre les filles et les garçons. Cependant cette perception d’une rivalité naissante s’appuie aussi beaucoup sur des stéréotypes de genre. On retrouve souvent l’idée dans les témoignages de camp que les équipages de filles étaient irréprochables, leurs coins d’équipes bien rangés, alors que c’était une autre histoire pour les garçons… Il est indéniable que, dans notre positionnement éducatif nous ayons des biais genrés. En d’autres termes, qu’on le veuille ou non, on accepte davantage des garçons certains comportements alors qu’on en attend plus des filles pour d’autres choses. Là encore la mixité dans les équipes de vie ou de service peut permettre aux jeunes d’aller à l’encontre des stéréotypes de genre et de renforcer la solidarité entre les genres. On peut espérer par exemple que dans une équipe mixte, les filles intéressées par la construction ou les garçons par la cuisine se sentiront peut être plus libres de le faire avec moins de critique de leurs pairs. Mais également que les filles ressentiront moins cette pression d’être les “premières de classe” du camp face aux garçons, perçus d’office comme les bordéliques de service. On peut aussi espérer que les garçons s’enfermeront moins dans cette image dans de tels équipes.
Penser la mixité dans toutes ses dimensions c’est aussi être moins limitant dans les relations amicales que pourront souder les jeunes. Alors qu’un rapprochement entre une fille et un garçon est souvent vu à premier abord comme le début d’une relation amoureuse, le travail sur la mixité au sein de l’unité peut amener à questionner ce présupposé de la séduction hétérosexuelle dans toute relation et de valoriser l’amitié filles garçons. Au quotidien, dans notre langage, il nous faut porter attention aux remarques, mêmes humoristiques qui pourraient entretenir ce présupposé. On peut également à porter attention à la constitution des équipes lors des activités qui peuvent favoriser le développement d’amitiés naissantes. Il peut être aussi intéressant de montrer au sein de la maîtrise des chefs et cheftaines que l’amitié entre les femmes et les hommes est une réalité “observable”.
Une répartition plus égalitaire des services
La vie quotidienne et ce qu’il convient d’appeler le travail domestique est d’une certaine manière au cœur du scoutisme, particulièrement pendant les séjours campés. Fréquemment appelés “services”, ces moments de gestion, d’organisation du quotidien rendent possible les activités et sont un cadre d’apprentissage majeur. Or ces enjeux sont aussi primordiaux dans le combat féministe et la lutte contre le patriarcat. Si pour beaucoup ce problème est perçu comme réglé depuis de nombreuses années, les chiffres et le travail des théoriciennes féministes nous montre l’exact inverse. Ainsi, en France et en 2018, 42% des français·es pensent que les hommes ont moins de dispositions naturelles pour les tâches ménagères. En 2010, une étude de l’INSEE montre que les femmes réalisent encore 71% des tâches domestiques. Une amélioration est visible, certes, mais elle n’est pas du à une plus grande implication des hommes. Le temps dédié par les hommes au travail domestiques a même baissé de 9 minutes par jour. Les causes de cette légère évolution sont l’accroissement de l’usage de l’électroménager, l’externalisation du travail domestique à d’autres personnes et le choix de certaines femmes d’y dédier moins de temps. Ces inégalités flagrantes privent les femmes de temps libre (plus de 3h par semaine), entraînent une charge mentale quotidienne et sont constitutives de l’exploitation des femmes. Comme l’exprime le sociologue Jean-Claude Kaufmann dans l’enquête 2018 de l’IPSOS sur le partage des tâches domestiques : “La révolution n’a pas eu lieu. Elle a laissée place à une inégalité raisonnable et intégrée.”
La mixité nous semble, dans une perspective de lutte contre cette exploitation, essentielle. Accompagnée d’une vigilance par les éducateur·ices, la mixité lors des services permet de diminuer des comportements sexistes involontaires qui nous amèneraient à nous reposer davantage sur les filles pour des services plus efficaces, à créer un cadre d’apprentissage commun entre filles et garçon des tâches de la vie quotidienne et à la construction d’une répartition égalitaire. Il faudra donc porter attention à ce que des inégalités ne se recrééent pas au sein de l’équipe et à apprendre à chacun·e les différentes tâches à effectuer pour s’assurer d’un niveau de connaissance identique pour toustes, qu’il s’agisse de l’allumage d’un feu ou de la vaisselle.
Apprendre l’empathie
Développer l’empathie des jeunes et notamment celle des garçons, une étape indispensable pour une vie en société, passe aussi par la lutter contre l’objetisation des femmes dans nos représentations. Des études ont montré que plus les femmes sont déshumanisées, moins notre cerveau est en capacité d’avoir une réponse empathique à leurs besoins. Là encore c’est par un travail en mixité où l’on renforce l’égalité entre filles et garçons et l’on questionne les représentations de chacun·e qu’on pourra tendre vers des relations plus empathiques.
Attention à ne pas faire peser cette mixité sur les filles
Nous souhaitons ici souligner que cette nécessaire critique de la non-mixité entre garçons ne doit pas avoir pour effet de faire reposer sur les filles une charge nouvelle qu’elles n’auraient pas dans une unité non mixte par exemple. À titre d’exemple, dès le plus jeune âge, il serait intéressant d’introduire des notions comme celle de charge mentale, qui dans notre société incombe essentiellement aux femmes, pour que dans les camps les garçons (et les chefs et responsables hommes !) prennent davantage leur part de cette charge mentale. Par ailleurs il est important que cette mixité ne soit pas à l’origine d’une multiplication des violences faites aux filles, et doit donc s’accompagner de formations au consentement. Les chefs hommes ont un rôle important à jouer pour être vigilants à ce que cette attention à l’égalité dans la mixité ne pèse pas uniquement sur les cheftaines.
Dans ce long texte, nous proposons une critique de la non-mixité entre dominants. Pour autant, nous souhaitons rappeler ici qu’en aucun cas nous ne souhaitons porter de jugement sur la non-mixité (ou mixité choisie) entre filles. Si nous écoutons les concernées, beaucoup soulignent l’importance de ces espaces où des débats importants peuvent avoir lieu. Au sein du scoutisme, ces temps en non-mixité entre filles peuvent être aussi un moment pour elles pour construire des réponses aux réflexions sexistes qui pourraient subvenir durant le camp, pour se construire et grandir en s’extrayant momentanément du regard et des comportements masculins. On peut imaginer réaliser ces temps en non-mixité par petit groupe de filles pour que le reste de l’unité reste dans un format en mixité par exemple.
Il est temps, pour les mouvements qui le maintiennent encore, d’abandonner le discours dangereux de la complémentarité homme-femme et de construire une mixité ambitieuse, exigeante et inclusive pour toustes !
La « séparation filles garçons dans les équipes de couchage » est peut-être une « règle » au sein des groupes scouts, mais elle n’est pas une loi. L’article R. 227-6 du CASF (Code de l’action sociale et des familles) qui réglemente le couchage en ACM est souvent mal interprété. Il indique : « Les accueils avec hébergement [en ACM] doivent être organisés de façon à permettre aux filles et aux garçons âgés de plus de six ans de dormir dans des lieux séparés. Chaque mineur hébergé doit disposer d’un moyen de couchage individuel. » Ainsi, ce qui est nécessaire, c’est de pouvoir permettre à tous les jeunes de pouvoir dormir en non-mixité, mais la non-mixité n’est pas obligatoire ! Par exemple, il est tout à fait autorisé qu’il y ait une tente en non-mixité masculine, une tente en non-mixité féminine et une tente mixte, à condition qu’il y ait assez de place dans les tentes en non-mixité pour que tout le monde puisse y dormir, mais si certain·es jeunes sont d’accord de dormir en mixité, c’est possible.